vendredi 6 avril 2018

TextMaster

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Il y a deux jours, je vois cette info passer dans mes flux : Première sortie d’envergure pour eFounders, avec le rachat de TextMaster par Technicis. Article qui commence ainsi :
Technicis, numéro 3 européen de la traduction, a fait l’acquisition de la start-up SaaS TextMaster, [créée] en 2011 par Thibault Lougnon, Alexandre Ponsin et Benoit Laurent...
En décembre 2011 (les 7, 8 et 9) s'est tenu à Paris le salon LeWeb 2011 autour du thème « SoLoMo » (Social, Local, Mobile), conférence que j'ai pu couvrir à l'époque pour le blog Presse-Citron d'Éric Dupin, avec les trois billets suivants :
  1. Synthèse et premier jour
  2. CoSoLoMo
  3. Le tour du Web’11 en 80 billets
Voici le nuage sémantique de la conférence :


Or TextMaster, alors opérationnelle en béta depuis quelques mois et lancée un mois avant LeWeb11, était présente à la conférence :


Ainsi je m'étais mis d'accord avec Benoît Laurent sur le principe d'une interview bloguée que j'aurais publiée dans Presse-Citron, et en rentrant à Rome je l'ai contacté le 15 décembre par un premier message :
Ceci dit, il est clair que l'interview portera sur l'opposition entre un service comme TextMaster et les traducteurs de métier (profession que j'exerce depuis plus de 25 ans), quelles sont les différences, ou mieux, quelle est la rupture, malgré tout y voyez-vous des complémentarités possibles, quels sont les plus pour les clients dans l'un et dans l'autre cas, la valeur ajoutée du service selon vous, parmi les marchés de la traduction, quel segment visez-vous, qu'est-ce qui vous a donné l'idée du service, êtes-vous traducteur vous-même, etc.
Suivi le lendemain par les 7 questions de l'interview : 


Le 18, Benoît m'envoyait ce mail : « Désolé pour cette réponse tardive. Je fais mon maximum pour répondre à vos questions pour le milieu de la semaine. », mais je n'ai plus jamais eu de nouvelles par la suite...

Donc, 7 ans plus tard et à la lumière de ce rachat, je vais me répondre moi-même en rassemblant quelques-uns des éléments collectés ces dernières années dans le cadre de ma veille sur TextMaster !

* * *

1. En quelques mots, qu'est-ce que TextMaster, et quand et comment est née l'idée du service ? 

En commentant un billet intitulé TextMaster et le feuillet à 1 euro : création de valeur ou la familiarité du médiocre ?, Benoît précisait : « J’ai été moi aussi rédacteur pendant plusieurs années et c’est de cette expérience qu’est née l’entreprise ». Qu'il décrivait dans une autre interview comme « première plateforme à la demande dédiée à la traduction et à la rédaction de textes sur Internet », ayant recours au « crowdsourcing professionnalisé », ou, pour mieux dire, comme « plateforme dédiée à la chaîne de production de contenu texte : création, traduction et révision ». À l'époque l'interface du site se présentait ainsi :


Traduction, rédaction & correction par des professionnels

2. Même si le service propose des prestations d'auteurs (rédaction pure) et de traducteurs, a priori distincts, l'annonce en première page indiquant que "nos auteurs maîtrisent 8 langues" peut prêter à confusion. De même que la fourchette tarifaire proposée en une (Dès 0,005 € par mot pour le client / Jusqu'à 0,090 € par mot pour l'auteur/traducteur) pourrait apparaître incompatible en première lecture. N'y a-t-il pas, à ce niveau-là, un problème de lisibilité de l'offre "TextMaster" ? 

Dans le commentaire cité au point 1, Benoît ajoutait ceci :
Après toutes ces choses, sachez que TextMaster est une entreprise très jeune. Nous n’avons que 5 mois de recul par rapport à l’usage de la plateforme mais nous sommes en permanence à l’écoute des auteurs et des clients qui peuvent tous témoigner de notre attention. Il est tout de même important de noter qu’aujourd’hui, de nombreuses personnes travaillent ponctuellement ou régulièrement pour TextMaster. Parmi les auteurs les plus actifs, certains ont déjà 250 000 mots à leur actif et gagnent plus de 1000€ par mois.
Ce passage est particulièrement important car il permet de calculer la "rémunération" des "professionnels" sur TextMaster. Je m'explique : si certains (les mieux payés du lot...) ont à leur actif 250 000 mots en 5 mois, c'est qu'ils ont une moyenne de 50 000 mots par mois pour gagner environ 1000 €. Donc, prix par mot payé au "professionnel" : 0,02 centimes ! Soit une misère qu'aucun professionnel de ce nom n'accepterait jamais, pas même sous la torture !
Mais pour être encore plus explicite, continuons notre calcul : 50 000 mots par mois de 25 jours (laissons de côté le dimanche...), ça nous donne 2000 mots/jour, qui est effectivement une moyenne assez indicative de ce que peut produire un traducteur professionnel travaillant en conditions normales.
Donc 2000 mots x 0,02 c = 40€ par journée de 8h, soit 5€ de l'heure. Une fois enlevés les impôts, les cotisations sociales et les frais divers, voyez vous-même ce qu'il reste au "professionnel" pour vivre...

Benoît poursuit : « Je vous l’accorde, c’est encore peu (!!!) mais à ce rythme, ils factureront assurément 2000€, voire 3000€ d’ici la fin de l’été. »

OK. Soyons optimiste et poursuivons dans le sillage indiqué par le CEO de TextMaster. Pour doubler et pour tripler la rémunération du "professionnel", il convient de doubler et tripler proportionnellement les quantités, soit d'abord passer à 100 000 mots puis à 150 000 mots par mois, « d'ici la fin de l'été ». Or ce commentaire a été posté en mars, ce qui suppose de doubler au printemps et de tripler à l'été, en passant initialement à 4000 mots/jour, puis à 6000...

Sans rentrer dans les détails, ces quantités sont purement et simplement intenables dans la durée pour un traducteur "humain", croyez-en la parole de quelqu'un qui vit plutôt dignement de ce métier depuis plus de 30 ans...

3. Je vous cite : « TextMaster offre à ses clients, agences, PME ou grandes entreprises un service de qualité à des prix défiant toute concurrence pour des besoins ponctuels (articles, brochures, contrats) ou des projets d'envergure (bases de données, listing). »
Or, pour revenir sur les prix, l'annonce d'un tarif dès 0,005 € par mot pour le client n'est-elle pas incompatible avec des « textes de qualité » rédigés, traduits et corrigés « par des professionnels », et surtout, la proposition d' « un service de qualité à des prix défiant toute concurrence » n'est-elle pas incompatible dans ses termes mêmes ? 

Laissons tomber un instant la question "des prix défiant toute concurrence" pour passer à celle du "service de qualité" que promet TextMaster à ses clients. Dans ses conditions générales d'utilisation autant que dans ses conditions générales de vente, nous trouvons une déclaration dupliquée à l'identique qui précise respectivement :
Responsabilités de TextMaster
TextMaster décline toute responsabilité vis-à-vis du Contenu produit, corrigé ou traduit via ses Services. Le cas échéant, TextMaster transmettra aux autorités compétentes les coordonnées de l’Auteur responsable du Contenu incriminé.

Responsabilité de TextMaster
TextMaster décline toute responsabilité vis-à-vis du Contenu produit, corrigé ou traduit via ses services. Le cas échéant, TextMaster transmettra aux autorités compétentes les coordonnées de l’Auteur responsable du Contenu incriminé.
Et d'ajouter, dans ce deuxième cas :
Vous reconnaissez utiliser les Services en l’état et acceptez que ces Services vous soient fournis tels quels et sous réserve de disponibilité. 
En particulier, TextMaster ne garantit en aucun cas : 
- que votre utilisation des Services sera conforme à vos exigences ; 
- que votre utilisation des Services sera ininterrompue, possible à tout moment, sûre et dénuée d’erreurs ; 
- que toutes les informations obtenues suite à votre utilisation des Services seront exactes ou fiables ; 
- que les défauts de fonctionnement ou de disponibilité des Services seront corrigés. 
En outre, TextMaster exclut expressément toutes garanties et conditions de tout type, explicite ou implicite, y compris, sans s’y limiter, les garanties et les conditions implicites de qualité marchande, d’adéquation à un usage particulier et d’absence de contrefaçon. 
(...) 
TextMaster ne saurait être tenu responsable de tout dommage direct, indirect, fortuit, spécial, consécutif ou exemplaire, quelle que soit la manière dont il a été causé ou la responsabilité invoquée, y compris et sans limitation, les pertes de profits (directes ou indirectes), les pertes de renommée ou de réputation, les pertes de données que vous êtes susceptible de subir, les coûts de fourniture de biens ou de services de substitution ou toute autre perte non matérielle. 
En tout état de cause et quel que soit la nature du dommage subi, le Client reconnaît expressément que la responsabilité de TextMaster ne pourrait dépasser, en toute hypothèse, le montant payé par le Client pour l’exécution du Service concerné.
La totale ! Donc promettre la qualité, sans fautes (quelle que soit la nature...), sans engager sa responsabilité ni garantir à aucun moment la qualité fournie n'est qu'une pauvre démarche marketing, pleine de promesses mais vide de sens. Totalement incompatible avec la promesse d'un professionnel de la traduction, dont la responsabilité personnelle, civile et pénale, est engagée pour chaque traduction livrée. Mais bon, il est clair que nous ne sommes pas des plateformes. Non, décidément, nous ne faisons pas le même métier.

4. Si elle n'est pas incompatible, peut-on savoir, en moyenne, combien perçoit un auteur/traducteur qui fait de la prestation de service pour TextMaster, ou tout au moins si le seuil de rémunération perçue suffit à garantir un niveau de vie décent adapté à un professionnel (en sachant qu'un traducteur de métier est quelqu'un dont la traduction est l'activité principale, voire exclusive, dont les revenus sont suffisants pour vivre de manière autonome et surtout, qui le fait dans le respect des règles fiscales du pays où il vit...) ? 

J'ai déjà donné une première partie de réponse à cette question au point 2, mais la question ne s'arrête pas là : chez TextMaster, les écrits qui rapportent, plus on écrit, plus on est payé. Cependant, pour arriver au dernier niveau, il faudrait écrire 5 MILLIONS de mots.

Donc, pour vous permettre une comparaison, j'ai commencé à traduire en 1985, cela fait 33 ans, durant lesquels j'ai traduit environ 80 000 pages, soit environ 16 millions de mots (en se basant sur le standard en vigueur à Rome de 200 mots par page). Autrement dit, pour un traducteur, 5 millions de mots ça représente environ 10 ans de travail à temps plein... Et dire que TextMaster n'a pas encore 7 ans d'existence !

5. En nous focalisant plus précisément sur la traduction, il est évident qu'une offre comme TextMaster introduit une rupture avec la "traduction professionnelle", dont les services coûtent forcément beaucoup plus cher. Donc y a-t-il des complémentarités possibles entre ces deux pôles, et, si oui, lesquelles ? 

Personnellement, je ne vois aucune complémentarité possible, ni aucune compatibilité, car nous ne faisons tout simplement pas le même métier !  Qui plus est, aucun traducteur "professionnel" n'accepterait jamais de travailler à de telles conditions : ça casse le marché, et jamais celles et ceux qui s'abaissent à le faire ne pourront être qualifiés de "professionnels".
C'est purement antinomique : fournir un travail de qualité exige une rémunération proportionnelle à l'effort et aux compétences nécessaires, fruit de longues années de pratique et de formation qui ne se bradent pas, pas plus que tout professionnel se respectant ne braderait la valeur de son travail.

6. Si non, en revanche, quelle est la valeur ajoutée de TextMaster, en sachant que, pour autant qu'elle coûte peu, une traduction mal faite coûtera toujours trop cher ? N'est-ce pas là le sens de ce tweet envoyé hier par un de vos clients : 
@textmaster Bjr, ça cafouille un peu la trad en niveau good sur 2500 mots. L'auteur essaye de me fourguer un copy paste Google Translate... 
Comment résoudre ce genre de problème, qui met sérieusement en doute la crédibilité et la viabilité du service ? 

Dans un article des Échos publié hier, qui salue le rachat par Technicis de Textmaster, le traducteur digital, le journaliste dit ceci (c'est moi qui souligne) :
Jusqu'à présent, TextMaster était surtout connu par les acteurs du luxe et du voyage pour lesquels la jeune pousse effectuait des travaux réputés délicats. Un positionnement qui lui permettait de facturer des prestations allant de 10 000 à 500 000 euros, soit bien plus que les prestations de commodités que l'on retrouve habituellement sur le marché.
Or le positionnement décrit est du (voire du très) haut de gamme, qui contraste manifestement avec ce que nous avons dit jusqu'à présent. Je n'ai aucune explication plausible à ce hiatus, et j'avoue mon ignorance : le modèle économique d'une plateforme telle que TextMaster me dépasse, bien qu'apparemment il soit viable puisque depuis sa création la société a levé entre 6 et 7 millions d'euros de financement, qu'elle revendique des progressions mirobolantes en termes de mots traduits et de chiffre d'affaires, et qu'elle vient d'être rachetée par Technicis, pure player numéro un de la traduction en France, très probablement pour le plus grand bonheur de ses créateurs et ses investisseurs : donc une valeur ajoutée indéniable ! À suivre...

7. Pour conclure, parmi les différents marchés de la traduction, quel segment vise le service, et comment TextMaster compte se positionner par rapport à la concurrence ?

Il faudra voir désormais comment Benjamin du Fraysseix, PDG de Technicis et nouveau patron de TextMaster, entend déployer sa dernière acquisition au cœur d'une stratégie et d'une ambition que j'ai qualifiées d'ébouriffantes dans un entretien qu'il m'a accordé via mail, auquel je consacrerai prochainement un long billet.