vendredi 30 mai 2025

Intégrateurs de solutions et plateformes techno-linguistiques

C'est très bizarre ! Je viens de traiter en long, en large et en travers la relation LSP / traducteurs / IA (j'ai publié juste hier mon plaidoyer pour sensibiliser les LSP à une utilisation responsable de l'IA), et je découvre aujourd'hui que l'industrie est aux grandes manœuvres pour redorer son blason, sous l'impulsion de Slator :


The NEW Language Industry

Dans sa lettre hebdomadaire, intitulée cette semaine « Rebranding an Industry », que l'on pourrait traduire par « Relancer une industrie par son rebranding », Slator dresse le constat suivant :
[W]e waved goodbye to LSPs and TMSs and welcomed LSIs and LTPs. After a couple of decades in use, the terms Language Service Provider and Translation Management System have become outdated. The industry has advanced so much in the past three years since the AI era began, that it is now in need of a major rebranding to reflect this progress. So, enter Language Solutions Integrators (LSIs) and Language Technology Platforms (LTPs).

J'adapte : 

Nous faisons nos adieux aux Fournisseurs de services linguistiques (LSP / Language Service Providers) et aux Systèmes de gestion des traductions (TMS / Translation Management Systems) - en vigueur depuis environ deux décennies mais désormais dépassés, vu les progrès considérables du secteur au cours des trois dernières années, notamment depuis l’avènement de l’IA, et, par conséquent, l'exigence d'opérer un repositionnement majeur pour refléter ces avancées -, et souhaitons la bienvenue aux Intégrateurs de solutions linguistiques (LSI / Language Solutions Integrators) et aux Plateformes techno-linguistiques (LTP / Language Technology Platforms).

Tout rebranding qui se respecte commence par un changement de nom ! Exactement comme pour une marqueun nouveau nom pour une nouvelle identité. Car changer un nom évoquant une image vieillie est bien plus qu’une simple opération de rebranding : c’est un acte stratégique, symbolique, souvent nécessaire pour accompagner une transformation réelle, ou souhaitée, du secteur. L'important est de ne pas s'inspirer de Tomasi di Lampedusa (tout changer pour que rien ne change...), sans quoi cet « acte stratégique » ne serait qu'un miroir aux alouettes, une simple retouche cosmétique, sans pertinence ni cohérence par rapport aux problématiques à traiter en matière de responsabilité et de transparence contractuelle des intégrateurs de solutions linguistiques vis-à-vis :

À noter que les appellations « Intégrateurs de solutions linguistiques » et « Plateformes techno-linguistiques » ont été créées à l'occasion du rapport 2025 de Slator sur le marché de l'industrie linguistique, publié ce mois-ci.

Nous verrons bien si la greffe prend, et si, entre l'être et le paraître, ils finiront par faire les justes choix...


P.S. Il n'y a aujourd'hui sur Google aucun résultat pour « Intégrateurs de solutions linguistiques » :


et qu'un seul « concepteur-intégrateur de solutions linguistiques pour les grandes entreprises multinationales, les gouvernements et le grand public » : Reverso (qui n'est pas mentionné dans les exemples de LSI selon Slator : TransPerfect, LanguageWire, RWS, Lilt ou Boostlingo)...

En revanche, les quelques résultats en anglais sur « Language Solutions Integrators » font tous référence à Slator, à une exception près, Phrase, présent à la conférence, qui publie un communiqué de presse où il reprend le terme : 
With the launch of Phrase Studio, ..., Phrase again reaffirms its platform approach and commitment to innovation, supporting both businesses and Language Solutions Integrators with core enterprise infrastructure.

À suivre ! 


jeudi 29 mai 2025

Plaidoyer pour sensibiliser les LSP à une utilisation responsable de l'IA

Dans le sillage de mon précédent billet sur les dangers encourus par notre profession, j'ai décidé de m'attaquer à la problématique du « grand remplacement » des traducteurs par l'IA, dans ce nouvel univers impitoyable (comme on disait à Dallas) où les acteurs dominants ne sont plus les meilleurs traducteurs, mais les meilleurs systèmes intelligents de traduction/production : donc si ce n'est pas encore le « grand remplacement », c'est a minima le « grand chamboulement »...

D'une manière générale, le « grand remplacement » concerne beaucoup de métiers, rendus obsolètes par la transformation massive du marché du travail due à l'IA, et les nombreuses peurs que cela suscite sont légitimes, parfois exagérées, certes, mais bien réelles. IBM, qui a également décidé de devenir une société AI-first, vient juste de supprimer 8000 emplois (soit env. 3% de ses effectifs) dans le cadre d'une restructuration, après avoir automatisé leurs fonctions grâce à l'IA. La nouvelle philosophie du big boss d'IBM, Arvind Krishna, est « ready-to-be-fired », tenez-vous prêts à être licenciés... À bon entendeur, salut !

Donc, pour en revenir aux traducteurs, le principal problème aujourd'hui est la conduite des LSP, qui recherchent essentiellement le coût minimal (survivre), alors qu'ils devraient tabler sur la valeur maximale (bâtir pour l'avenir), à savoir la valeur réelle du travail linguistique.

En se plaçant comme intermédiaires entre leurs clients et les traducteurs auxquels ils font appel, les LSP ont une triple responsabilité (notamment en termes de transparence contractuelle quant à l'utilisation de l'IA) : 1) vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs collaborateurs internes ; 2) vis-à-vis de leurs clients ; 3) vis-à-vis de leurs collaborateurs externes.

Convention d'usage : je continue d'employer le sigle anglais LSP (Language Service Providers) pour faire une distinction entre les grands groupes fournisseurs de services linguistiques (qui facturent auprès de milliers de clients des dizaines et des centaines de millions d'euros ou de dollars, Transperfect a même dépassé le milliard de $ de CA) (voir le tableau ci-dessous pour les principaux) et les traducteurs qui, après tout, sont eux aussi des prestataires de services linguistiques...


*

1) Responsabilités des LSP vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs collaborateurs internes

En tant que traducteur, je n'ai absolument aucune visibilité sur la façon dont les LSP pour qui je travaille forment et exploitent leurs moteurs de traduction automatique, j'imagine que ce doit être un mix entre ressources internes et externes, à la fois neuronales et d'IA générative.

Or quelle que soit la réalité actuelle, tôt ou tard, tous n'utiliseront plus que l'IA. C'est dans cette perspective que je me place pour rédiger ce billet. Il s'agit de savoir s'ils s'en serviront dans une logique de complémentarité ou de remplacement, et où mettront-ils le curseur. That is the question, disait quelqu'un...

Pour un LSP, le recours à l'IA comporte différentes menaces : réduire peu ou prou la part humaine dans la traduction peut en compromettre la qualité, la durabilité ainsi que la valeur réelle des services offerts, auquel cas un « grand remplacement » s'avérerait contre-productif, y compris économiquement et stratégiquement, d'où un risque réputationnel important (erreurs d'IA, traductions erronées, absurdités culturelles, contresens juridiques ou médicaux et conséquences, y compris financières et pénales, hallucinations, biais, problèmes de sécurité, fuites de données, risques éthiques, y compris en termes de propriété intellectuelle, etc.).

En tant qu'entreprise à part entière, tout LSP a des responsabilités envers ses collaborateurs internes (chefs de projets, linguistes salariés, gestionnaires qualité, etc.) pour développer son propre modèle économique et sa vision à long terme dans un secteur en plein bouleversement. Pour être crédible, il doit d'abord commencer par être cohérent avec les valeurs qu'il professe :

Éthique et transparence dans la gestion

  • Assumer une stratégie claire et responsable : ne pas sacrifier la qualité sur l’autel du volume ou des marges à court terme
  • Mettre en place une gouvernance éthique, avec des décisions cohérentes entre le discours externe (qualité, fiabilité) et les pratiques internes
  • Éviter les dérives opportunistes (exploitation des ressources, opacité contractuelle, dumping tarifaire…)

Formation et développement des compétences internes

  • Accompagner la montée en compétences des chefs de projet, relecteurs, linguistes internes
  • Fournir des outils adaptés, des temps de formation et une culture de la qualité
  • Encourager une compréhension linguistique réelle, et pas uniquement une gestion de flux

Valorisation et bien-être des collaborateurs internes

  • Offrir un cadre de travail stable, motivant, où les équipes se sentent respectées et reconnues
  • Limiter la pression excessive sur les délais, les volumes ou les outils
  • Promouvoir une culture d’équipe fondée sur la collaboration, pas la compétition

Vision stratégique à long terme

  • Ne pas se laisser piéger par des logiques de volume au rabais
  • Investir dans l’innovation linguistique sans sacrifier la qualité humaine
  • Anticiper les évolutions du secteur (intégration de l’IA, exigences RSE, diversification)

En bref, un LSP responsable vis-à-vis de lui-même et de ses collaborateurs :

  • a une gouvernance éthique et claire
  • investit dans les ressources humaines, pas seulement matérielles
  • construit un environnement de travail respectueux, motivant et cohérent
  • assure sa croissance sur la base de valeurs durables, pas d’opérations opportunistes
Ceci pour la théorie.

Transparence contractuelle

Tout ce qui précède devrait donc se concrétiser dans une charte contractuelle équitable et lisible (en interne comme en externe), or ce que je sais par expérience me dit exactement le contraire : lors de leurs acquisitions et absorptions successives, les grands groupes en profitent à chaque fois pour revoir les contrats de leurs nouveaux employés, à la baisse il va sans dire ! Et ils ne leur laissent aucun choix : soit t'acceptes soit t'es licencié(e) (ready-to-be-fired)...

Ceci pour la pratique.

Nous sommes vraiment entrés dans l'ère de l'ingénierie financière et managériale appliquée à la traduction, mais qui n'a plus rien à voir avec la traduction, où le langage est désormais traité comme une "commodity", un produit de base, de consommation courante, interchangeable et peu différencié, standardisé et scalabe, avec des remises au kilo (je plaisante à peine), où la technologie compte (bien) plus que les personnes, plutôt qu’un bel acte de communication humain et culturel.

Les discours marketing accrocheurs et fallacieux d'un côté, la réalité pure et dure de l'autre... [Début]

*

2) Responsabilités des LSP vis-à-vis de leurs clients

Les clients attendent des LSP plus que des traductions : une valeur métier, une fiabilité constante, une vraie capacité à saisir les enjeux qui sont les leurs. Les LSP sont des intermédiaires, certes, mais pas de simples passeurs de commandes, plutôt des facilitateurs stratégiques censés garantir la qualité, l'efficacité et la valeur ajoutée tout au long du processus de traduction. Ils doivent être capables d'appréhender, d'analyser et de gérer les besoins et les objectifs des clients, leurs attentes, leur public cible, le ton souhaité, les contraintes techniques (formats de fichiers, etc.), et de les conseiller sur les meilleures approches (traduction humaine, post-édition de TA, IA générative), en les informant toujours lorsque le binôme MTPE-IA est utilisé sur un projet, et en leur communiquant régulièrement l'avancement des projets.

Leurs engagements doivent répondre à des finalités de communication précises :

  • Comprendre leurs exigences réelles et les satisfaire de manière pertinente (analyse des besoins en amont, clarification des zones d’ambiguïté, livrables correspondant aux usages réels du client)
  • Communiquer de façon claire et respectueuse (établir une relation fondée sur la transparence et la confiance)
  • Garantir un haut niveau qualitatif, sans compromis (produit linguistique fiable, conforme, à forte valeur ajoutée)
  • Protéger l'image des clients, leurs données, leurs stratégies (confidentialité, éthique, sécurité)
  • Les accompagner dans la durée, en véritable partenaire, et non pas comme un fournisseur interchangeable (conseil stratégique)

Transparence contractuelle

J'ignore ce que les LSP vendent réellement à leurs clients. J'ose juste espérer qu'ils ne les trompent pas sur la marchandise, en spécifiant contractuellement pour chaque mission la nature exacte de la prestation : traduction à 100%, ou MTPE mâtinée d'IA assurée par un finisseur ? Autrement dit le post-éditeur de traduction automatique, soumis à la double contrainte des prix bas et des délais irréalistes, et responsable de fournir, assez souvent en dépit du bon sens, un résultat final d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine...

La seule conclusion est qu'au fil des ans, je présume que les clients sont satisfaits, mais cette satisfaction se fait sur le dos des traducteurs-prestataires, dont la qualité des conditions de travail n'a cessé de se dégrader considérablement, et ça continue : la pente est plus glissante que jamais !

Nous sommes même en train de passer le cap de l'effet Mozart, dont la limite me semblait pourtant intangible vu l'incompressibilité de certains délais d'exécution, que la technologie et la productivité galopantes n'auraient jamais pu dépasser (et encore moins sans l'intervention humaine). Pour rappel :

Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !

Seule certitude, si ce seuil est franchi, la qualité s'en ressentira forcément (elle s'en ressent déjà, selon moi), IA ou pas IA... [Début]

*

3) Responsabilités des LSP vis-à-vis de leurs collaborateurs externes

Ce que les LSP devraient faire en théorie.

Les piliers de la production linguistique des LSP sont les traducteurs et autres prestataires linguistiques externes (freelances, consultants, post-éditeurs…). Ce ne sont pas de simples exécutants, mais des partenaires de confiance, porteurs de la qualité livrée au client final.

Les LSP ont donc une responsabilité majeure à leur égard, aux plans humain (considération et reconnaissance), professionnel (qualité des échanges et des conditions de travail), stratégique (durabilité et fidélisation). Ils devraient donc construire une collaboration de long terme basée sur le respect, la transparence et la loyauté.

Or dans la pratique, ils font très exactement le contraire !

En mettant leurs "collaborateurs" dans des conditions de travail totalement irréalistes et en leur imposant de livrer des volumes compressés dans des délais fantaisistes sans justification ni compensation adéquates.

Voici quelques-uns des exemples tirés de mon expérience personnelle :

  • On m'a récemment proposé la traduction d'états financiers de l'anglais au français, avec de nombreux tableaux pleins de chiffres. Les chiffres étant considérés comme des correspondances à 100%, ils ne sont pas pris en compte dans le tarif. Or dans cette combinaison linguistique, il faut changer TOUS les chiffres : mettre en français un espace insécable à la place de la virgule anglaise (qui marque les milliers), et une virgule à la place du point comme séparateur décimal. J'ai donc commencé un "dialogue" par courriel avec mon chef de projet pour demander de calculer tous ces tableaux dans le tarif, vu le temps considérable nécessaire pour effectuer toutes ces modifications. Après plusieurs courriels échangés sans qu'il ne me réponde jamais sur le fond, il m'a purement et simplement retiré le projet, alors que j'avais déjà traduit 800 segments... Un comportement grossier et inacceptable, pas professionnel pour un sou, un peu comme quelqu'un qui vous raccroche au nez en pleine conversation. Dans ce cas, le LSP devrait veiller à mieux former son personnel en interne !
  • Dans les instructions liées à la post-édition de traduction automatique, il est précisé de relire les correspondances à 100% de la mémoire de traduction pour en vérifier la validité. Gratuitement, c'est clair. Or la relecture a un tarif d'environ 1/3 par rapport à la traduction, cela devrait naturellement être calculé. Pourquoi donc prétendre d'un traducteur qu'il travaille gratuitement en plus d'être déjà très mal payé ?  
  • Une traduction récente à 150€ m'aurait été payée 400€ il y a un ou deux ans, soit une baisse de 63%, pouvant facilement aller jusqu'à 70 ou 75% dans de nombreux cas !
  • Je marrête là mais pourrais en remplir des pages...

Transparence contractuelle

En réalité, les LSP ont brillamment résolu le problème de la quadrature du triangle, cette "antique" manière de négocier les tarifs et les conditions de travail entre agences et traducteurs résumée dans l'adage suivant : entre COÛTS, DÉLAIS et QUALITÉ (cités par ordre d'importance), prenez-en deux et oubliez le troisième…

En clair, ces trois facteurs sont interdépendants, si vous en privilégiez deux, le troisième en souffrira :

  • qualité + délai → le coût augmente : pour tenir le délai sans sacrifier la qualité, vous payez plus cher la traduction
  • qualité + coût → le délai s’allonge : pour satisfaire les exigences en termes de coût et de qualité, il faut laisser plus de temps au traducteur
  • délai + coût → la qualité baisse : pour une traduction rapide à bas prix, la qualité sera sacrifiée 

Or avec les LSP plus aucun de ces facteurs ne peut être négocié, il leur faut les trois à la fois (une traduction parfaite livrée vite et très peu payée), c'est ça ou rien, soit tu acceptes nos conditions soit on ne t'appelle plus ! « Ready-to-be-fired », tenez-vous prêts à être mis de côté... [Début]

*

Donc, à l'heure actuelle, loin de tous les discours marketing destinés à impressionner la galerie, la réalité des LSP est diamétralement opposée à l'image qu'ils souhaitent donner d'eux. Leur prétention incessante d'obtenir le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière est fondamentalement problématique, mais, surtout, irréaliste et irrespectueuse, allant à l’encontre des principes de durabilité de leur modèle économique, de professionnalisme et de qualité.

Une approche saine consisterait à négocier clairement les priorités : si le budget est bas, il faut plus de temps ; si le délai est serré, le prix doit suivre ; si la qualité est non négociable, elle doit être valorisée à sa juste hauteur. Cette triple prétention constante ne permet pas d’atteindre un niveau de qualité professionnelle dans des conditions viables, ni de garantir un travail rigoureux, respectueux des standards de qualité et fidèle aux attentes du client final.

Il y a une incompatibilité majeure entre les trois exigences, on ne peut pas tout optimiser simultanément sans que l’un des trois piliers s’effondre. Ce modèle toxique met une pression injustifiée (si ce n'est par l'avidité du LSP) sur le traducteur freelance, sans reconnaissance équitable de son travail, et pousse le prestataire à s’épuiser, à bâcler, voire à quitter la profession :
  • travailler très vite pour peanuts fait automatiquement baisser la qualité (moins de relecture, moins de recherches terminologiques, aucune motivation pour travailler ainsi)
  • être très peu payé n'est pas rentable pour un professionnel compétent
  • exiger la perfection dans des conditions de travail déplorables n'est qu'une exploitation déguisée : niveau d'exigence maximal, sans rémunération à la hauteur
Tout finit par se savoir, l'image commerciale que les LSP souhaitent projeter est souvent en contradiction avec la réalité vécue par les traducteurs, et entre l'être et le paraître, ils devront bien finir par choisir...

Paraître :  
  • « Nous livrons des traductions irréprochables, effectuées par des experts natifs, dans tous les domaines. »
  • « Nous traduisons vos documents en un temps record, 24h/24, 7j/7. »
  • « Des tarifs attractifs pour toutes vos langues et projets. »
  • « Nous utilisons les meilleures technologies de TAO, d'IA et de gestion de projets. »
  • « Notre force : un réseau mondial de professionnels qualifiés dans toutes les combinaisons linguistiques. »
Être :

en décalage total et permanent entre image et réalité, avec une stratégie commerciale attrayante (prix, rapidité, qualité imbattables), mais en coulisses des promesses qui ne tiennent que par une pression constante sur les traducteurs : ils vendent du haut de gamme à leurs clients, tout en exigeant du low-cost de leurs prestataires. Ce n'est pas un modèle économique durable !

Côté clients, il serait important qu'ils aient conscience de cette réalité, quand bien même personne ne le leur dit ! Côté traducteurs, ils/elles devraient apprendre à négocier en connaissance de cause, pour refuser de jouer un rôle dans une relation commerciale toxique et défendre la valeur réelle de leur travail face à une illusion marketing séduisante mais trompeuse.

En conclusion, LSP ne doit plus signifier Low Service Provider[Début]



lundi 26 mai 2025

Traducteur : un métier en voie de disparition ?

De même que j'écrivais, dans mon précédent billet, les (post)-éditeurs ne sont pas des traducteurs, aujourd'hui je peux l'affirmer : les traducteurs ne sont plus des traducteurs ! Tout juste, à la limite, des post-éditeurs manqués, de simples "finisseurs", professionnellement sous-évalués et financièrement sous-payés...

Il faut avant tout faire une distinction essentielle entre traduction littéraire et traduction technique. Pour les traducteurs littéraires, il est clair que la post-édition de traduction automatique n'est pas de la traduction. Pas à la hauteur de ce que doit être la traduction littéraire ! En revanche, les LSP prétendent des post-éditeurs qu'ils produisent une post-édition finale d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine et qu'ils en assument la responsabilité, tout en les payant de 50% à 75% moins cher que pour une traduction standard par rapport aux périodes précédentes...

Autrement dit, non seulement ils prétendent avoir le beurre et l'argent du beurre et trouvent ça normal, mais en plus ils veulent le sourire de la crémière. Et gare à protester, sous peine de ne plus se voir confier aucune mission !

Comment donc a-t-on pu en arriver là ? Et pourquoi, sur le principe, la traduction technique devrait-elle être traitée différemment de la traduction littéraire ?

*

1. Comment a-t-on pu en arriver là ? 

En fait, la question, elle est vite répondue : nous sommes passés entre-temps de la traduction artisanale à l’industrie linguistique, et les LSP, qui sont devenus des industriels de la traduction, pratiquent désormais l'ingénierie financière et managériale appliquée à la traduction plutôt que la traduction elle-même.  

Si l'on remonte une cinquantaine d'années en arrière, la traduction était largement artisanale, réalisée par des traducteurs individuels ou de petites agences locales, uniquement à la main (le seul outil étant la machine à écrire, puisque le traitement de texte n'est apparu que vers la fin des années 80 avec la démocratisation grandissante des ordinateurs personnels), pour le plus à destination de marchés restreints au niveau de la ville, voire régional dans le meilleur des cas.

Or durant la décennie 1990-2000, trois phénomènes majeurs vont changer la donne :

  • La mondialisation des échanges et la numérisation des contenus
  • L’apparition et la généralisation des outils de TAO (traduction assistée par ordinateur)
  • L’émergence des fournisseurs de services linguistiques (LSP = Language Service Providers) comme nouveaux acteurs globaux
Premier phénomène : l’internationalisation des entreprises a entraîné une explosion de la demande en communication multilingue. De même, l’essor du web, de l’e-commerce et des logiciels a créé de nouveaux besoins : localisation de sites, d'interfaces, de notices, dans des dizaines de langues, avec un contenu non seulement imprimé, mais dématérialisé, évolutif, distribué mondialement. À partir de là, la traduction devient un processus stratégique dans la chaîne de production globale.

Deuxième phénomène : avec les mémoires de traduction, les outils de gestion terminologique et la segmentation automatique des textes, les outils de TAO ont structuré le travail en permettant de gagner du temps, d’améliorer la cohérence et de réduire les coûts sur les contenus répétitifs. Donc si d'un côté la traduction devient optimisable et réutilisable (véritable processus industriel), de l'autre ce n'est plus qu'une brique, une composante du processus de localisation, qui va bien au-delà de la simple traduction.

En clair, la localisation se pense en termes d’expérience utilisateur locale, pas juste de texte traduit :

  • Traduction des contenus
  • Aménagements techniques (formats, interfaces, compatibilité logicielle)
  • Normes locales (unités de mesure, monnaies, formats de date/heure, etc.)
  • Marketing local (ton, références culturelles, images pertinentes)
  • Conformité légale (mentions légales, RGPD, exigences locales)
  • Tests linguistiques et fonctionnels (sur logiciels, applis, sites)
  • Adaptation des modes de paiement, des conditions de livraison, des références culturelles, des interfaces, des commandes, etc.

Face à une montée en gamme aussi puissante et rapide, de nombreuses agences traditionnelles, souvent restées artisanales, n’ont pas suivi le rythme. Incapables d'investir suffisamment dans les nouvelles technologies et dans des ressources humaines adéquatement formées, elles ont conservé trop longtemps des modèles économiques rigides, centrés sur le papier et le relationnel local. D'où la difficulté, voire l'impossibilité, de gérer des projets multilingues complexes, avec l'inéluctable perte de compétitivité qui s'en est suivi face aux plateformes internationales. Par ailleurs, les multinationales préfèrent traiter avec un seul prestataire pour déployer leurs produits et services partout dans le monde (ship once), plutôt que d'avoir un interlocuteur par pays...

Troisième phénomène : l'émergence de fournisseurs de services multilingues à grande échelle, qui sont à la fois agences, ingénieurs, plateformes, etc., et ont su s’adapter à un monde globalisé, numérisé et industrialisé, en offrant des services plus rapides, plus larges et souvent moins chers tout en articulant la production linguistique comme une chaîne industrielle structurée, mondialisée et technicisée, a profondément transformé l’univers de la traduction, tant sur le plan économique que technologique, organisationnel et professionnel.

Nous le savons, la nature a horreur du vide. Ainsi, là où les agences ont laissé la place, les LSP l'ont immédiatement occupée, en industrialisant les processus linguistiques, en développant les chaînes de production, en automatisant les flux et, de plus en plus, la gestion de projets multilingues complexes, et en introduisant une sous-traitance massive, d'où une dépendance moindre à la qualité individuelle du traducteur, désormais traité comme un service externalisé parmi d'autres, standardisé et géré à l’échelle mondiale.

Last but not least, l'adoption par tous ces grands groupes de la traduction automatique (TA) statistique, puis neuronale, a d'abord relégué la tâche du traducteur à celle de post-éditeur de traduction automatique, et désormais, avec l'arrivée de l'intelligence artificielle dans la TA, au rôle encore plus dévalorisant de simple "finisseur"...

*

2. Pourquoi, sur le principe, les traducteurs techniques devraient-ils être traités différemment des traducteurs littéraires ?

De prime abord, il est évident que traduction technique et traduction littéraire ont des finalités, des méthodes, des compétences et des contraintes distinctes, et répondent à des logiques fonctionnelles et expressives radicalement différentes :


Il n'empêche que cette diversité ne saurait effacer les points communs fondamentaux entre l'une et l'autre, liés à la nature même de la traduction comme acte de médiation linguistique et culturelle. Car indépendamment de l'aspect technique ou littéraire, traduire revient à interpréter et recréer dans une autre langue :

Transfert de sens entre langues
  • Objectif commun : transmettre un message d’une langue source à une langue cible.
  • Le traducteur doit comprendre l’intention de l’auteur et la rendre de manière fidèle et adaptée.
  • Qu’il s’agisse d’un poème ou d’un mode d’emploi, le sens prime, même si les moyens diffèrent.
Compétence linguistique et culturelle élevée
  • Le traducteur doit maîtriser parfaitement les deux langues (source et cible).
  • Il doit aussi connaître les références culturelles, les contextes d’usage, les registres.
  • Une mauvaise compréhension d’un mot ou d’une tournure peut altérer le message, quelle que soit la nature du texte.
Nécessité d’adaptation
  • Aucune traduction ne peut être strictement mot à mot.
  • L’adaptation est toujours nécessaire, même dans les textes techniques : certaines unités de mesure, normes, formules changent selon les pays.
  • En littérature, l’adaptation est stylistique et culturelle, mais dans les deux cas, il faut adapter au public cible.
Précision et rigueur
  • La rigueur terminologique est cruciale en technique, mais la rigueur stylistique est tout aussi essentielle en littéraire.
  • Dans les deux cas, une erreur de sens ou de registre peut compromettre l’ensemble du travail.
Utilisation croissante des outils d’aide à la traduction
  • En traduction littéraire aussi, certains traducteurs utilisent des mémoires de traduction, des dictionnaires numériques, voire des outils d’alignement.
  • En technique, ces outils sont essentiels, mais dans les deux domaines, la technologie assiste, sans remplacer, le jugement humain.
Processus intellectuel et créatif
  • Bien que la création soit plus visible en littérature, toute traduction demande une part de créativité, notamment pour résoudre des problèmes de sens, de style ou d’équivalence.
Un même métier, donc, avec une base commune de passeurs de sens : les traducteurs, qu'ils soient littéraire ou techniques, doivent posséder diverses compétences linguistiques et culturelles semblables, et être capables de jongler entre fidélité et adaptation.

*

Donc pourquoi les littéraires estiment-ils que les (post)-éditeurs ne sont pas des traducteurs, là où les techniques devraient produire des post-éditions d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine et en assumer seuls la responsabilité, dans des conditions de travail totalement insatisfaisantes, frustrantes ?

Simplement parce que ce ne sont plus les traducteurs à décider, mais les LSP qui prennent les décisions à leur place. En fait, la réalité est que les traducteurs techniques n'ont plus leur mot à dire ! Un comble...

Et avec l'arrivée du binôme traduction automatique/intelligence artificielle, ils l'auront de moins en moins. Disons du reste que face aux mastodontes tout-puissants que sont devenus les LSP, le traducteur individuel ne compte plus rien. Ce n'est même plus la lutte du pot de terre contre le pot de fer, c'est la débâcle totale, la capitulation sans condition : renonciation à poursuivre la bataille et soumission immédiate à l'ennemi sans aucune compensation ni contrepartie économique ou autre...

Les LSP se croient désormais en terrain conquis : ils ont planté leur étendard sur le champ de ruines de la traduction artisanale. Hors de nous, il n'y a pas, n'y a plus, de marché de la traduction, sont-ils convaincus, tout comme de pouvoir faire à moins des traducteurs, en vertu de leur nouvel adage : AI-first...

Cela s'inscrit parfaitement dans leur logique d'ingénierie financière et managériale, où leur modèle économique n'est plus la traduction, mais où la traduction est juste une brique parmi d'autres au service de leur modèle économique, nuance ! Où la priorité stratégique n’est plus la qualité linguistique en soi, mais la gestion optimisée des flux de traduction (le good enough suffit amplement) et des flux financiers connexes. Un glissement qui s’explique par des dynamiques économiques, technologiques et structurelles, avec des avantages énormes pour les LSP selon une approche financière dominante :

souvent cotés en bourse ou détenus par des fonds d’investissement, ils ont pour priorité la croissance, la rentabilité, les acquisitions, et investissent bien davantage dans les technologies propriétaires que dans le recrutement et la formation de ressources humaines, avec un modèle économique dominant fondé sur des investissements financiers (fonds privés, fusions-acquisitions) et des objectifs consistant à réaliser des économies d'échelle, accélérer les livraisons, maximiser les volumes, en vue de transformer les services linguistiques en produits financiers, accessibles à grande échelle grâce à la standardisation, la réduction des coûts et des délais de livraison ultra-rapides, ce qui signifie :

  • chaînes de production linguistique jalonnées d'étapes standardisées, projets multilingues gérés comme des produits logistiques
  • déploiement de nouvelles solutions techniques innovantes (TA+IA, smart TMS / Systèmes intelligents de gestion des traductions)
  • optimisation des marges plutôt que de la qualité linguistique, découpage des tâches à l'infini et externalisation (offshoring, crowdsourcing) bon marché
  • automatisation à outrance + post-édition et prestations externalisées vers des zones à faible coût, etc.

Résultat : le but est moins celui de produire des traductions de qualité que de rentabiliser un pipeline de traitement des langues, avec un contenu linguistique qui n'est plus qu'une matière première traitée comme une autre, une gestion du langage comme flux logistique et non plus comme un acte culturel, où le traducteur n'est plus un partenaire mais un prestataire modulable et corvéable à merci.

Et puisqu'on n'arrête pas le progrès, il est désormais question d'automatiser la post-édition... 


*

Il y a presque deux mois, j'ai ouvert un fil de discussion sur Proz, une place de marché bien connue, fréquentée par des traducteurs professionnels, sur la problématique des fournisseurs de services linguistiques de qualité inférieure, qui a généré une piètre participation ! Chose pour moi incompréhensible, vu que les traducteurs sont les premiers à subir les aléas de cette situation. Je m'en suis étonné en précisant que, selon moi, en réponse à la question : « Qu'est-ce que nous pouvons faire pour ne pas subir cette situation et changer la donne ? », la première des choses à faire serait pour le moins d'en parler entre collègues. Ce à quoi Carla a rétorqué qu'en parler, c'est bien, mais ce qui importe est surtout de trouver des solutions.

Ce billet est ma réponse à cette sollicitation : il ne peut y avoir de solutions techniques, juste des solutions culturelles, éthiques

Je m'explique. Au niveau technique, la voie est toute tracée et il n'y aura pas d'inversion de tendance. On assisterait plutôt à une fuite en avant qu'à un retour en arrière. Plus tôt ce mois-ci, nous en avons eu un exemple éclatant avec Duolingo, qui a annoncé en grandes pompes devenir AI-first en licenciant dans la foulée une partie de ses effectifs, avant de revenir sur ses pas en catastrophe en moins de deux semaines !

Preuve s'il en était que passer brutalement à l'IA pour remplacer les personnes en automatisant leur fonction n'est pas encore la panacée. Dans sa prise de position sur l'IA, qui remonte déjà à près d'un an, la SFT (Société Française des Traducteurs) déclare que l'humain doit rester au cœur de la technologie en émettant quatre revendications (c'est moi qui graisse) :

  1. Elle appelle au respect de la création et du savoir-faire humain et recommande de proscrire le remplacement de l’expert linguistique par l’IA.
  2. Elle réclame plus de transparence sur l’origine et la production des contenus. Cette transparence doit être la règle et la production machine doit être clairement identifiée pour la distinguer de la création humaine.
  3. Elle demande le partage équitable de la valeur créée par les services linguistiques et dénonce la baisse de rémunération ainsi que la dégradation des conditions de travail de professionnels hautement qualifiés, alors que le marché global ne cesse de croître.
  4. Elle alerte sur la disparition des professions des langues, notamment le corps enseignant et les pouvoirs publics en charge des programmes scolaires et universitaires sur l’importance de la formation des jeunes générations.

Certes, l'intention est louable, mais utopique, puisqu'elle ne correspond plus à la réalité : ce sont les LSP qui font le marché, et considérations financières et promesses d'énormes profits passent devant tout le reste. Donc, concrètement, que peuvent faire les traducteurs pour lutter contre ça ? 

Il y a dix ans, je publiais un plaidoyer pour un marketing de la traduction, où j'écrivais :

Ceci pour convaincre les destinataires de cette action marketing tous azimuts que la traduction est autre chose : think different…, en substituant systématiquement aux connotations négatives des messages positifs et redondants, en transposant l’image d’Épinal de la traduction sur le plan d’une communication culturelle moderne, en faisant œuvre de divulgation pédagogique et constante. Un message que j'essaie de faire passer à chaque fois que l'occasion m'en est donnée.

Plus généralement, cette activité permanente de sensibilisation et de conscientisaton doit être menée à tous les niveaux de la filière :
  • enseignants et formateurs, 
  • aspirants traducteurs-interprètes, 
  • traducteurs-interprètes de métier, 
  • agences de traduction, 
  • clients directs et potentiels, 
  • pouvoirs publics, 
  • citoyens en général, 
et faire ensuite de chacun de ces acteurs un ambassadeur de l’image de marque de la traduction dans le monde et auprès de tout le monde.

Dix ans plus tard, je crois que je vais devoir ajouter les LSP à la liste, et m'atteler à la rédaction d'un plaidoyer pour les sensibiliser sur une utilisation responsable de l'IA, non seulement vis-à-vis des traducteurs eux-mêmes, mais aussi vis-à-vis de leurs clients !

Dans tous les secteurs, des appels résonnent pour faire évoluer l'IA, de simple robot conversationnel à collègue de travail, d'assistant à collaborateur. L'IA ne doit plus être considérée dans une optique de remplacement, mais d'accompagnement de l'humain. Ce n'est pas juste un AI-vs-human match, mais une alliance entre l'IA et l'humain, où chaque traducteur, dans notre cas, doit se repositionner comme élément indispensable à la bonne utilisation de l'intelligence artificielle. Et le faire entendre, et le faire comprendre, aux LSP !

Encore faut-il pour cela que la profession soit capable de s'unir pour faire front, de rassembler toutes les idées de celles et ceux qui en ont, de voir comment les organiser, les diffuser, d'analyser les objectifs sous-jacents à la communication, d'en assurer un suivi, etc. Il y aurait tant à faire !

À dessein, le titre de ce billet est provocateur. Il est clair que la disparition de notre métier n'aura pas lieu du jour au lendemain, mais qu'elle sera précédée par une déqualification généralisée puis par une raréfaction grandissantes des ressources. C'est à ce stade-là que nous devons - et devrons - intervenir, puisque nous y sommes déjà. Mais pour ce faire, nous devons commencer par nous parler, maintenant. Car bientôt il sera trop tard...



samedi 10 mai 2025

La post-édition de traduction automatique n'est pas de la traduction

Dans mon récent billet sur les fournisseurs de services linguistiques (LSP) de qualité good enough (pour ne pas dire inférieure), je faisais le constat suivant :

De plus en plus la traduction se transforme en MTPE : Machine Translation Post-Edition ! Autrement dit le traducteur devient post-éditeur de traduction automatique (concept normalisé depuis déjà 8 ans), ce qui n'est plus le même métier...

Quelle n'a pas été ma surprise de voir passer cette semaine l'actu suivante : « Le Danemark affirme que la post-édition n'est pas de la traduction » !

En fait, c'est tout ce qu'il y a de plus officiel. Le programme de "droit de prêt public (DPP)" (Public Lending Right / PLR), dans lequel sont impliqués 35 pays (dont 29 européens) et que le Danemark a été le premier à adopter (1941) et à mettre en œuvre (1946), a pour utilité de permettre aux auteurs et autres titulaires de droits de toucher une somme versée par l’État en compensation du prêt à titre gratuit de leurs livres par les bibliothèques notamment publiques.

Donc, au Danemark, les auteurs, traducteurs, illustrateurs, compositeurs, interprètes ou exécutants bénéficient d'un droit à rémunération lorsque leurs œuvres sont prêtées par des bibliothèques publiques. En revanche, l’Association des traducteurs, la Société des auteurs et l’Association des éditeurs danoises ont publié en avril 2025 une déclaration indiquant que « certaines personnes ont perçu à tort des rémunérations au titre du DDP pour des livres dont elles avaient été identifiées comme les ayant traduits, alors qu’elles n'avaient effectué aucun travail de traduction, en se contentant juste d’éditer des textes déjà traduits par une machine. »

Pour conclure que la post-édition de textes générés et traduits par l'IA n'est pas éligible à la rémunération du droit de prêt public en vertu de la loi, qui ne couvre pas les (post)-éditeurs : la post-édition de livres traduits automatiquement ne doit pas être qualifiée de traduction, et les éditeurs utilisant l’IA ne doivent pas être crédités comme traducteurs dans aucune partie d’un livre ou de ses métadonnées, afin d’éviter un accès illégitime au supplément de rémunération lié au DDP.

Elles recommandent à la place que les traductions automatiques post-éditées incluent cette mention dans le livre : « La version danoise de ce livre a été éditée par [nom de l'éditeur] ».

Cela étant, les pays qui ont choisi d'instaurer un droit à rémunération ont défini leurs propres critères d'éligibilité, et ce qui vaut au Danemark ne vaut pas forcément dans les autres. Ça reste pourtant une première, à ma connaissance, et vu que la législation est en constante évolution et les technologies idem, il se pourrait que les danois soient des précurseurs et que l'initiative puisse s'étendre à d'autres pays...

Selon le CEATL, dans le même ordre d'idées :

l’Association des traducteurs du Danemark a mis à jour son contrat type en y ajoutant deux nouvelles clauses relatives à l’IA. Il s’agit essentiellement d’une double clause stipulant que a) l’éditeur ne peut pas céder les droits d’exploitation pour l’entraînement de LLM (grands modèles de langage) à moins d’y être autorisé par un accord individuel ou collectif, et b) le traducteur garantit que le travail rendu n’a pas été traduit/post-édité par une machine.

Le CEATL, Conseil Européen des Associations de Traducteurs Littéraires, a également lancé un Appel à la transparence pour les livres générés par IA, en préconisant que [l]es productions machine qui simulent des œuvres créatives en utilisant les IA génératives ne doivent pas bénéficier de la législation sur le droit d’auteur ni, plus généralement, être considérés comme des biens culturels.

Pour en revenir au Danemark et à l'importance financière des rémunérations liées au DDP, il faut savoir qu'en 2024 elles ont concerné en majorité les livres, à hauteur de 206 millions de couronnes danoises (soit un peu plus de 27 millions d'euros), versées à 10 328 bénéficiaires. À titre comparatif, en France, c'est un peu plus de 10 millions d'euros versés par les ministères de la Culture et de l'Enseignement supérieur et de la Recherche en 2023. Je vous laisse approfondir pour les autres pays. 😀

En matière d'intelligence artificielle, la position du CEATL sur les langues est particulièrement intéressante : « Toutes les langues comptent : notre perspective professionnelle »

  • Les machines ne sont pas des traducteurs, mais des « traductoïdes » : elles ne traduisent pas, elles génèrent du matériau textuel.
  • Tous les genres littéraires méritent une traduction humaine.
  • Toutes les langues méritent une traduction humaine.

Pour l'heure, il est clair que ceci ne concerne que la traduction littéraire, et que la traduction technique et ses principaux acteurs (les LSP) sont à des années-lumière de voir les choses ainsi. J'ai été contacté cette semaine pour une révision. Avant de faire une offre, j'ai simplement posé la question de savoir si la traduction à réviser avait été faite par un traducteur humain ou si elle était le fruit d'une traduction automatique. Plus aucune suite à ma demande...

Un peu de transparence ne serait pas de trop !


P.S. La traduction technique est même diamétralement opposée à la traduction littéraire sur ce point, puisque la norme ISO 18587:2017 (Services de traduction — Post-édition d'un texte résultant d'une traduction automatique — Exigences) définit ainsi le concept de post-édition :
  • 3.1.4 / post-éditer : modifier et corriger un texte résultant d’une traduction automatique (3.1.2)
  • 3.1.5 / post-édition complète : processus de post-édition (3.1.4) permettant d’obtenir un produit comparable à un produit obtenu par une traduction humaine (3.4.3)
  • 3.1.6 / post-édition superficielle : processus de post-édition (3.1.4) permettant d’obtenir un produit qui soit simplement compréhensible, sans tenter de parvenir à un produit comparable à celui obtenu par une traduction humaine (3.4.3)
où la traduction humaine est simplement définie comme une « traduction effectuée par un traducteur » !


dimanche 13 avril 2025

Le temps de la réflexion

Un trait, entre tous distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l'ont précédée : la vitesse.

Paul Virilio (1932-2018)

Intelligence artificielle (les 4 blocs en PDF)

Premier bloc - Deuxième bloc - Troisième bloc - Quatrième bloc

*

Paul Virilio est un homme de notre temps, décédé il y a moins de dix ans. Dès la moitié des années 70, il fut le premier un théoricien de la « vitesse », dont il dénonça pendant 40 ans la tyrannie et les travers. Face à l'accélération du réel, disait-il, on n'a pas de philosophie pour penser ça.

Toutefois, bien qu'il l'ait prédit, je ne crois pas qu'il aurait imaginé l'accélération folle, exponentielle, à laquelle nous assistons au cours de cette dernière décennie, avec la rupture de la troisième révolution civilisationnelle due à l'intelligence artificielle ! Et nous n'en sommes qu'au début...

Dans une déclaration récente, Eric Schmidt (ex-CEO de Google) va encore plus loin : nous n'avons aucun langage (aucune langue ?) pour concevoir ni décrire ce qui va se passer (d'ici à moins de 10 ans...) (We have no language for what’s coming).

Personnellement, je suis un utilisateur assidu des ordinateurs et d'Internet depuis une trentaine d'années, or j'ai une répulsion instinctive vis-à-vis des téléphones portables, soi-disant intelligents, ces envahisseurs espions qui pénètrent notre existence chaque jour davantage. Ce qui me vaut d'ailleurs les moqueries de mon fils. Mais je n'en ai cure. Nos espaces de liberté se réduisent comme peau de chagrin, s'il y en a encore un peu, je ne vendrai sûrement pas ce qui me reste pour un plat de lentilles !

Gigantesque est le fossé, qui se creuse à chaque instant, entre la célérité de propagation de mille technologies dans nos vies, et la lenteur dont l'être humain a besoin pour assimiler les changements, pour donner du sens aux ruptures, à la fois personnelles et professionnelles, ou pour élaborer les douleurs et les souffrances (voire pour faire son deuil lorsque cela est nécessaire), qui émaillent notre parcours sur cette terre.

Confrontés à l'impossibilité ontologique de combler ce fossé, chacun de nous est appelé à mettre en œuvre ses propres stratégies, adopter (et adapter) une approche prospective pour explorer son avenir possible, et le construire étape par étape. Ce n'est jamais quelque chose que l'on bâtit dans la hâte. Cela doit s'inscrire dans un espace-temps humain (et non pas artificiel), réel (et non pas virtuel). Nos sens exigent du temps pour se développer. Plusieurs années passent avant que le bébé ne devienne l'enfant.

La vitesse n’est plus un simple paramètre technique, mais un facteur structurant de notre personnalité et civilisation, avec des implications profondes, politiques, culturelles, sociales (et notamment en termes de contrôle social, ou de « crédit social », pour employer une chinoiserie), voire militaires. Elle transforme notre rapport au monde, et donc au corps, à la présence, notre champ de vision se rétrécit. Elle altère notre perception des choses, abolit les repères physiques, l’espace géographique, « virtualise » le monde, le pollue à la fois physiquement (transports) et mentalement (stress, surcharge informationnelle).

La dictature de l’instant empêche la réflexion, la mémoire, le recul, avec des conséquences pour la démocratie, nos libertés, nos prises de décision, notre qualité de vie, en façonnant volontiers le monde moderne de manière contraignante, aliénante. Juste pour donner un exemple, imaginez les personnes âgées complètement perdues face aux démarches administratives - obligatoires ! - en ligne... 

Le traitement de l'info lui-même a perdu toute objectivité, toute déontologie. La vérité est devenue post-vérité, ou vérité alternative, une par personne ! Dans une incessante fuite en avant de l'actualité, les commentateurs à sens unique et propagandistes du système aboient juste pour orienter les opinions, une info en balaye une autre dans la foulée, en créant une amnésie collective et en instaurant la dictature de l’émotion. Selon Thierry Paquot, « Pris dans l’émotion d’un événement, vous pouvez faire voter ce que vous voulez. La démocratie, le débat public exigent du temps. Du temps pour s’informer, pour réfléchir à cette information, pour construire sa propre opinion. » 

Les politiques, comme toujours, brassent du vent et parlent pour ne rien dire. Paul Virilio nous informe de ce communiqué de presse conjoint des deux assemblées, daté du 8 février 2000, où les présidents du Sénat (Gérard Larcher, déjà lui...) et de l’Assemblée Nationale (Bernard Accoyer à l'époque), déclaraient de concert :
Une bonne loi nécessite un temps de réflexion incompressible. Il en va de la sécurité juridique de nos concitoyens et du bon fonctionnement de la démocratie.
Ces belles paroles ont-elles été suivies d'effets ? Non ! Jamais ! Comme tous les discours des politiques, du reste.

Or l'immédiateté pousse à prendre les décisions dans l’urgence, sans réflexion (Le réflexe remplace la réflexion), d'où le danger avéré pour la sécurité juridique de nos concitoyens et le bon fonctionnement de la démocratie...

Il en va de même partout où la « machine » tend à supplanter l'humain, désormais contraint de suivre un "temps-machine". Du pitch au job speed dating en passant par la gig economy, il faut que tout aille vite, très vite, c'est le triomphe de l'instantanéité. Dans la confrontation insensée entre IA traductionnelle et biotraducteurs, les "donneurs d'ordre" ont résolument perdu de vue l'effet Mozart :
Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !
Cette belle métaphore sur l'incompressibilité de certains délais d'exécution, relatée en février 2007 et exposée par Rory Cowan, PDG de Lionbridge Technologies, alors n° 1 de la localisation dans le monde, souligne implicitement les limites de la technologie galopante, qui ne pourra jamais répondre à tout sans intervention humaine...

Toutefois, dans la présomption de prétendre des traducteurs qu'ils réalisent la quadrature du triangle, selon laquelle entre les coûts, les délais et la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients), il fallait obligatoirement en prendre deux et oublier le troisième, il est clair que les clients ont définitivement choisi les deux premiers au détriment de la troisième ! Depuis longtemps dans l'air du temps, l'industrialisation du good enough est désormais un compromis parfaitement assumé, voire revendiqué.

*

J'ai commencé ce billet en citant Paul Virilio, je conclurai de même :
Le temps humain n'est pas le temps des machines. Avant, le temps humain, c'était le passé, le présent, le futur. Aujourd'hui, c'est du 24/24, du 7 jours sur 7, c'est l'instantanéité. Ça explique combien il est difficile de vivre, de tout concilier... Il faut se laisser le temps de réfléchir, le temps d'aimer...
Je vous ai proposé ma réflexion sur le sujet, je laisse à chacun(e) le soin d'élaborer la sienne. 



P.S. Juste pour donner une idée de la vitesse à laquelle les temps changent (présentation adaptée en juin 2007) :

  

jeudi 10 avril 2025

Les confessions d'un obsédé textuel

Depuis toujours je suis très porté sur le texte ! Apparemment, je ne suis pas le seul : la population des obsédés textuels ne cesse de grandir, de Roland Bacri à Frédéric Dard, en passant par des poètes, des twittos, des radios, des chanteurs, Serge Gainsbourg ou Vincent Roca :


Lauréat du grand prix Raymond Devos en mars 2011, Vincent Roca, jongleur de mots, contorsionniste du langage et des symboles, tantôt informatif ou ironique, tantôt didactique ou parodique, sur le ton de la moquerie ou de la confidence, comme dans cet imaginaire prière d'insérer (que l'on peut retrouver un peu partout sur Internet comme prière des seniors, des retraités, des plus de 60 ans, etc.) :


Cité par Jean-Loup Chiflet dans son Dictionnaire amoureux de l’humour (Plon, 2012), selon qui, lors de son spectacle « Vite, rien ne presse ! », Vincent Roca a présenté cette émouvante prière des malades, à lire entre un « apéritif-cancer » et une « miction-impossible »

Parcours exemplaire en Absurdie, en compagnie d'autres joueurs d'humour comme, entre autres, Pierre Dac et Francis Blanche, Michel Audiard, Jacques PrévertRaymond Devos lui-même, Jean Yanne, Jacques Martin, Daniel PrévostOlivier de KersausonPierre Desproges ou Stéphane De Groodt, maîtres ès parolie...

En parlant de maîtres, cela me rappelle le commentaire suivant à mon premier billet :
Cher Maître,
Vous qui êtes un expert en la matière, je vous prie de dissiper le doute qui me hante depuis mon enfance : est-il vrai que le doigtage textuel rend sourd ? D’aucuns prétendent que c’est un mensonge répandu par une societé textuophobe. Or n'ayant pas particulièrement l’ouïe fine, je crains que mes débordements textuels y soient pour quelque chose. Qu’en pensez-vous ?
Ce fameux doigtage textuel, devenu "digitalisation" à l'ère du Web (la langue n’étant pas seule impliquée, il faut également du doigté pour bien agencer les membres d’un raisonnement), c'est un peu comme passer de « La masturbation rend sourd », à « Quoi ? Distribution de topinambours » (souvenir de lectures de BD dans ma jeunesse), le calembour n'est jamais loin.

Ainsi, véritable texicomane, il m'est impossible de résister au texte-appeal d'une bombe textuelle (text bomb, text bomb, chantait Tom)... Toujours en proie à un désir ardent, doublé d’une passion dévorante, j'ignore ce qu'est l'inappétence textuelle. Pour autant, je ne me reconnais aucune passion coupable ou pulsion inavouable, tout au plus un léger fétichisme, juste un collectionneur de palimptextes et d'objets textuels ayant une attirance immodérée pour les vieux livres, dont l'odeur, la vue et le toucher provoquent chez moi, dans une débauche de sens, une forte excitation poïétique ! 

À l'opposé, pourfendeur des mauvais traitements de texte et de tous les libidineux textuels, guerroyeur contre les abus/excès textuels, va-t-en-campagne pour combattre les salaces de la parole et les lubriques du vocabulaire, pour extirper les mauvaises herbes de l'orthographe dégénérée, des mots évidés de leur substance, des faux discours des vrais bonimenteurs, des carabistouilles des politiciens et communicants véreux, le combat est sans fin, à la manière de George Orwell !

*

Toutefois il faut bien conclure. Aussi, avec votre accord, naturellement, reprendrai-je cet ancien sondage pour mieux mesurer l’appétit et le potentiel textuels de mes lecteurs et lectrices, en espérant de nombreuses réponses :
  1. À quel âge avez-vous eu vos premières relations textuelles ?
  2. Quel est votre sentiment face à une page vierge ?
  3. Selon vous, quelles sont les principales idées reçues sur la textualité ?
  4. Comment réagissez-vous en cas d’agression textuelle, écrite ou verbale ?
  5. Que faites-vous en cas d’abstinence textuelle prolongée ?
  6. Quelle est votre recette du bonheur textuel ?
  7. Mantra ou tantra, quel sera votre mot de la fin ?


lundi 10 mars 2025

Branding & Marketing pour Traducteurs & Interprètes

Introduction

(texte écrit il y a déjà plus d'une dizaine d'années...)

Branding & Marketing sont les deux faces de la même médaille : celle qui va me permettre de me démarquer de la concurrence en me positionnant sur le marché. Une exigence d’autant plus vitale lorsque l’on occupe un segment très fortement concurrentiel (couple de langues communes, niveau de spécialisation faible ou moyen), à une époque où la compétition est désormais planétaire, notamment sur Internet.

Outre la double compétence linguistique et sectorielle, qui sont une condition sine qua non mais pas suffisante, branding & marketing deviennent donc deux des éléments clés de l’employabilité d’un traducteur-interprète indépendant, et, surtout pour celles et ceux qui sont en début de carrière, un instrument de plus à intégrer dès le départ à leur boîte à outils, à l’instar de la TAO ou autre, afin de les accompagner tout au long de leur vie professionnelle. Même un bon artisan n’est rien sans ses outils lorsqu’ils sont indispensables…

Car après le B2C et le B2B, l’heure pour les professions libérales est au Me2B : comment sortir du lot en créant ma marque et en la développant pour me distinguer et devenir visible, pour conquérir et fidéliser une clientèle ?

En clair, il s’agit de créer son propre écosystème branding & marketing, pour apprendre à s’orienter dans le fouillis d’un métier toujours plus difficile à appréhender, en proie à une complexification permanente qui effraie parfois, où les intérêts des différentes parties prenantes s’opposent davantage qu’ils ne coïncident. Cette situation crée des tensions dont, le plus souvent, le traducteur-interprète est à la fois première victime désignée et dernière roue du chariot, dans un rapport de forces tendant à l’exclure des véritables prises de décision.

La présente contribution se propose d’aborder ces diverses problématiques en offrant des pistes de réflexion pour apprendre à inclure le binôme branding & marketing dans son bagage professionnel, en vue de progresser dans sa carrière et mieux réussir son avenir professionnel.

En outre, sauf indication contraire, toute référence faite dans le présent article aux traducteurs est faite également aux interprètes, et réputée inclure à la fois genre et nombre : selon les cas, le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel.


Les deux faces de la même médaille

Si le marketing doit être au centre de votre démarche et de votre action, le branding en est au cœur. Car si le premier est la partie émergée de l’iceberg, celle qui se voit et vous permet de sortir du lot (stand out), le second est la partie la plus importante, souvent immergée, le socle sur lequel repose la partie visible, que vous ajustez (fit in) pour proposer au fil du temps une offre en rapport avec la demande (voir figure 1).

En réalité, à l’ère de l’Internet of Me et du Personal Media, la personnalisation fonctionne dans les deux sens : du réseau vers vous, et vice-versa. Il y a presque vingt ans déjà que Tom Peters, ex-consultant Mc Kinsey et auteur à succès, publiait en 1997 dans le magazine Fast Company[1] un article précurseur intitulé The Brand Called You :

We are CEOs of our own companies: Me Inc. To be in business today, our most important job is to be head marketer for the brand called You.

Autrement dit :

Nous sommes les patrons de notre propre entreprise : Moi-même, société à responsabilité personnelle. De nos jours, pour exercer une activité économique indépendante, notre fonction la plus importante est d’être les responsables marketing de la marque qui porte notre nom.

Il y revenait 5 ans plus tard[2] :

You and I are … In Charge of Our Lives. (Again.) I am CEO of Me Inc. Indeed, Me Inc. may be temporarily “on loan” to GE or CitiCorp. But it’s still Me Inc., with no expectation of forty years’ cosseting by Big Co.

Vous et moi sommes ... responsables de nos vies. (De nouveau). Je suis le patron de Moi-même, société à responsabilité personnelle, qui pourra parfois être recrutée en emploi temporaire par GE ou CitiCorp, mais restera cependant l’entreprise Moi-même, sans plus aucun espoir d’être cocooné pendant quarante ans au sein d’une grosse boîte ou d’une multinationale.

Plus que jamais actuelle, cette notion, déclinée au monde de la traduction et de l’interprétation, trace clairement la voie à chaque professionnel : développer sa marque pour en faire une promesse. De valeur et de différenciation. La première question posée par Tom Peters à ses lecteurs était la suivante : - qu’est-ce qui vous rend différent ? Chacun(e) doit trouver sa propre réponse, discriminante…

Par conséquent, appliquée à notre domaine, une définition moderne de l’écosystème branding & marketing - qui tient globalement en 10 notions, auxquelles appliquer notre réflexion (voir figure 2) -, est la suivante :

Transformation organisationnelle et sociale, en ligne et hors ligne, pour répondre aux besoins / désirs / demandes en créant de la valeur dans un marché concurrentiel, et l’influencer autant dans l’intérêt du traducteur / interprète que du client.

 

En 2013, alors que je réfléchissais à cette définition « dédiée », je l’ai proposée à des gens du métier[3] et suis resté très surpris, d’abord par leur peu de réactivité, et ensuite de voir que la notion de transformation, qui est tout à fait centrale et inéluctable dans mon idée, n’avait selon eux pas grand chose à voir avec le marketing !

Or au sens strict, il doit d’abord y avoir chez tout professionnel une transformation du mode de pensée, pour s’adapter en permanence aux évolutions/régressions de notre métier : le marketing peut être utile si d’emblée on l’intègre à 360° dans le rapport que nous avons au marché en termes de pouvoir contractuel, de positionnement, de stratégie commerciale, etc. Autant de sujets sur lesquels une double approche branding & marketing peut apporter beaucoup de réponses intéressantes pour peu qu’un traducteur-interprète ait la volonté de s’y intéresser en amont, ou mieux encore dès le début de son parcours.

Transformation organisationnelle ensuite, c’est-à-dire de notre mode opératoire, car intégrer notre façon de travailler dans cet écosystème a de fortes implications en termes d’organisation.

Transformation sociale enfin, au niveau de notre mode de réseauter (en ligne et hors ligne) : comprendre comment apprivoiser les réseaux sociaux sur Internet (mais pas seulement) peut s’avérer extrêmement bénéfique à tous points de vue, car tout traducteur-interprète est un animal social qui tirera indubitablement bien plus d’avantages que d’inconvénients de ses activités de networking.

Quant à la capacité d’influencer le marché, les clients et les collègues sur un modèle gagnant-gagnant, c’est la ligne de démarcation qui fera demain la différence entre vivoter et vivre dignement de son métier.

Cela étant, des milliers de livres sur le branding et le marketing ont déjà été écrits dans toutes les langues, avec probablement des milliers de définitions. Donc plutôt qu’un concept théorique, il s’agit de définir un parcours logique dérivant de l’expérience, jusqu’à le transformer en pratique, opérationnelle et concrète, applicable en permanence à notre activité : une façon de « faire branding & marketing » 24/7/365 qui doit devenir mentalité, culture !

 

État des lieux

Depuis au moins deux décennies, tous les modèles économiques de la traduction volent en éclat les uns après les autres, sous les coups de boutoir conjugués de la course au rabais, du « crowdsourcing », de la traduction automatique gratuite, de la concurrence mondialisée sur le Web, de la localisation sans discernement, etc.

En effet, forte d’une série incalculable d’innovations technologiques, la localisation sauvage considère le travail du traducteur ni plus ni moins comme une brique parmi d’autres, la traduction étant ramenée au rang de « commodity », simple bien de consommation auquel appliquer des remises sur la quantité en favorisant systématiquement les moins-disants au détriment de la cohérence et la qualité.

Bouclez le cercle en y ajoutant la fameuse « quadrature du triangle » : imaginez un triangle équilatéral, avec aux trois côtés les légendes - COÛTS - DÉLAIS - QUALITÉ - et au centre le terme RESSOURCE.

Traduit dans la réalité de notre quotidien, cela signifie que la « ressource Traducteur » se trouve broyée dans l’engrenage impossible de faire cadrer des nécessités incompatibles, liées à la triple exigence des coûts, des délais et de la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients) :

·    le niveau des prix reconnus au traducteur (tarifs plus bas possibles) est inversement proportionnel au niveau de qualité requis (irréprochable, d’où l’exigence d’être toujours ultra-spécialisé et omni-polyvalent)…

·     les délais de remise de la traduction (c’était à livrer hier, comme disent plaisamment les italiens) sont inversement proportionnels aux délais de paiement (le plus tard possible). Or ni les clients directs ni les agences n’étant des philanthropes (ce qui est d’ailleurs compréhensible de leur point de vue), le facteur temps est discriminant : pas de temps à perdre, time is money)…

·     ainsi, lorsque le triptyque Rapidité d’exécution (productivité) - Rentabilité (au niveau du rapport coût/efficacité du service) - Qualité est un carcan qui assujettit toute l’activité traduisante en asservissant le traducteur (continuellement sous tension), le niveau de réponse de chacun(e) à cette situation détermine proportionnellement les conditions d’exercice de son métier : prétendre les trois en même temps est irréaliste, donc n’en prendre que deux et laisser de côté le dernier

La conséquence de tout ce qui précède est qu’il règne chez beaucoup de professionnels comme un sentiment de confusion, d’égarement, dû en grande partie à Internet, mais pas seulement : Brian Solis évoque à ce propos l’idée de « darwinisme digital »[4], selon laquelle la technologie évolue plus vite que la capacité que nous avons de l’intégrer !

Or ces ruptures incessantes qui caractérisent notre métier nous font perdre le sens … de l’orientation ! Car ces bouleversements aussi profonds que fréquents font que les traducteurs-interprètes sont souvent les premiers à se sentir « lost in translation » sur un marché qui va plus vite qu’eux, et qu’ils n’arrivent plus à suivre. Dans cette jungle, le couple branding & marketing devient une boussole qui va nous indiquer où aller, en sachant quoi faire (le fond), et comment faire (la forme).

Pour aider à la compréhension, cela se traduit par une matrice simple (voir figure 3), avec en ordonnées ces deux questions essentielles : - quoi faire ?, - comment faire ?, et sur l’axe des abscisses les deux pôles de connaissance (moi et les autres), auxquels correspondent deux niveaux d’action (sur moi et sur les autres).

matrice


Quoi faire ?

Pour répondre à cette question fondamentale, chacun(e) doit partir d’une réflexion … sur son histoire et ses attentes, à la fois personnelles et professionnelles.

Une sérieuse réflexion de base étant le préalable à la mise en oeuvre de toute stratégie durable, qui exige de la cohérence (en sachant distinguer entre capacités et ambitions, ou entre réalité et objectifs illusoires, par exemple), et de la méthode (plan de travail, définition des tâches, des objectifs, des ressources, etc. etc.).

La définition de la stratégie s’articule ensuite (voir figure 4) sur l’analyse de 2 pôles de connaissance [moi, et les autres (puisque le marché au sens large comprend également tous les acteurs impliqués, dont les collègues)] :

  • Moi : me connaître moi-même, analyse SWOT, bilan de compétences
  • Autres : connaître le marché, analyse SWOT du marché en général, et de MON MARCHÉ en particulier (ce qui suppose de l’avoir identifié...)

auxquels correspondent 2 niveaux d’action (sur moi et sur les autres) :

  •       À mon niveau : personal / professional branding
  •       Au niveau du marché : marketing

 

Concernant le premier pôle de connaissance, l’équation, théorique, est la suivante : se faire connaître comme traducteur = se connaître comme traducteur.

Car en prenant le problème à l’envers, il est clair que se connaître comme traducteur est le postulat de base, pour pouvoir ensuite se faire connaître : vous pourriez être le meilleur traducteur-interprète du monde, pour le marché, si vous ne vous faites pas connaître, vous n’existez pas ! Donc on passe de « se connaître » à « se faire connaître », et non le contraire, c’est une évidence.

Mais se connaître comme traducteur implique aussi un premier corollaire, immédiat, qui est celui de connaître le marché de la traduction en général, et son propre marché en particulier : il y a une infinité de marchés de la traduction, un par personne, en fait.

1 traducteur = 1 marché

Qui est le mien, forcément différent de celui de mes collègues. Pour me connaître, je dois donc connaître, et comprendre, ce que font les autres, pour apprendre à me situer d’une manière générale par rapport à eux, et à me positionner plus précisément par rapport à celles et ceux qui sont plus proches de mon marché - mes concurrents potentiels -, afin de me DIFFÉRENCIER !

Se différencier, c’est simplement répondre à la question suivante : - « pourquoi le client me contactera-t-il, moi, plutôt que mon collègue ? »

à Lorsque quelqu’un sait donner une réponse simple à cette interrogation, il a déjà parcouru l’essentiel du chemin pour se faire connaître comme traducteur...

J’insiste sur la notion de simplicité car ce qui fait votre différence fait aussi votre principal argument de vente, et votre principal argument de vente doit s’exprimer en termes simples et concis (« concis » étant également la contraction de « concret + précis »...).

C’est le concept marketing de l’USP, l’Unique Selling Proposition, théorisé dès le début des années 60 par Rosser Reeves dans Reality in Advertising[5], que je préfère décliner en Unique Service Promise à notre niveau : la PROMESSE D’UN SERVICE UNIQUE, le mien !

Une promesse qui doit se traduire en une seule formule, la fameuse « tagline », ou accroche en français, qui est également votre signature, dont la fonction n’est pas seulement d’attirer l’attention de vos destinataires, mais surtout de véhiculer la promesse du service unique que vous proposez et qui répond (correspond) à leurs attentes. Sans rentrer dans les détails, il en va de même pour les noms de domaine.

Lors d’une étude[6] réalisée sur 15 532 noms de domaine en point .com contenant le terme TRANSLATION (extraits le 19 juin 2011 du fichier Verisign des dot-com, soit près de 100 millions de noms à l’époque[7], mis à jour toutes les 24h), j’ai pu identifier 9 « parcours de création » :

  1. Dénominatif (nom de personne, entité, pseudo, alias, nom commercial, ...)
  2. Langues (+15%) = 2 387 occurrences (36 mots)
  3. Secteurs = 902 occurrences (18 mots)
  4. Géographique = 557 occurrences (28 mots)
  5. Substantifs / Qualificatifs = 560 occurrences (14 mots)
  6. Connecteurs (prépositions, conjonctions, pronoms, adverbes, verbes, etc.) = 912 occurrences (18 mots)
  7. Générique (concepts relatifs à la traduction) = 899 occurrences (36 mots)
  8. Professionnel = 767 occurrences (20 mots clés)
  9. Disruptif (rainylondontranslations.com, nakedtranslations.com, cucumis.org, proz.com, …)

Donc parmi les pistes créatives, la part du lion revient au couple dénominatif + disruptif avec 12 311 occurrences (soit 7 833 mots, +79%), la disruption consistant à briser par une idée créatrice les conventions déjà bien établies d’un marché.

* * *

Connaître le marché de la traduction en général, et son marché en particulier, est un impératif de la réussite. La chose n’est pas nouvelle : dès le IVe ou Ve siècle av. J.-C., Sun Tzu, dans L’Art de la guerre (ou, littéralement : la « Stratégie militaire de maître Sun »), premier traité au monde écrit sur l’argument, l’auteur appliquait à l’adversaire et à la bataille ce qui vaut à présent pour le marché :

Connaître l’ennemi et se connaître soi-même permet d’affronter cent batailles sans danger ; en se connaissant soi-même sans connaître l’ennemi, tantôt vous gagnerez, tantôt vous perdrez ; mais ignorer l’ennemi et ne pas se connaître soi-même vous mettra en danger à chaque bataille.

Donc sans aller jusqu’à affirmer que le marché de la traduction est votre ennemi, il convient toutefois de bien l’appréhender pour savoir où et comment s’y positionner. Quant à se créer un marché de niche, centré par définition autour d’un groupe restreint de clients spécifiques ou sectorisés, capables de vous assurer un flux de travail suffisant et durable, cela se caractérise en général par des services fortement différenciés et spécialisés.

D’où la nécessité, encore et toujours, de parfaitement connaître mon niveau d’expertise et mes temps de réaction autant dans mes langues de travail que pour chacun de mes couples linguistiques et mes secteurs de prédilection. Nous y revoilà.

* * *

Ce que l’on sait aujourd’hui avec certitude du marché mondial de la traduction, c’est qu’il s’agit d’un marché extrêmement dynamique, non pas en récession mais en progression constante, un marché porteur qui a de l’avenir, destiné à s’élargir, ce qui est plutôt une bonne nouvelle dans la réalité économique actuelle…

Un dynamisme dont l’on se dit que, quelque part, il finira bien aussi par avoir des retombées positives à mon niveau. Toutefois, si retombées il y a, inutile de les attendre passivement, c’est à moi de les provoquer, les chercher, les trouver, les exploiter à mon profit.

Une posture qui heurte trop souvent l’approche coupablement statique de nombre de traducteurs, routiniers et bornés sur leur position, malheureusement indéfendable sur le moyen - long terme.

Mais, surtout, insoutenable sur un marché très « darwinien », où ce n’est ni l’espèce la plus forte ni la plus intelligente qui survit, mais celle qui est la plus réactive au changement. (Charles Darwin)

Donc, comme aurait dit Lagardère, si le marché ne vient pas à moi…

Ainsi, pour m’en faire une idée plus précise, je dois le segmenter le plus finement possible : répartition géographique, nationale, régionale, locale, répartition linguistique, répartition sectorielle, etc.

Et pour découvrir MON marché, unique et différent de celui du voisin, je dois déterminer où suis-je sur ce marché, quel est mon positionnement par rapport à la compétition ? Comment me différencier ? Sortir du lot ? Conquérir – et conserver (et donc défendre) – mon avantage concurrentiel ?

Nous sommes dans la même situation que les PME/PMI contraintes d’affronter le dumping international, pour lesquelles il n’y a pas 36 moyens d’affronter le problème, mais juste 2 : répondre par 1) la qualité, et 2) la spécialisation.

Qualité du service ne voulant pas dire uniquement, dans notre cas, qualité linguistique, mais également sérieux, garantie de tenir les engagements en termes de délais, capacité d’offrir le meilleur compromis au niveau du rapport qualité/prix, etc.

Au départ le modèle des 5 forces de Porter a été conçu pour de grosses entreprises, mais il est parfaitement adaptable tant au monde de la traduction qu’au niveau individuel (voir figure 5).

Modèle essentiellement « concurrentiel », où toutes les parties prenantes sont en tension continue, il représente au cœur de la cible la ressource traducteur-interprète prise dans un rapport de forces permanent au sein duquel s’opposent des pouvoirs contractuels différents, où la seule règle semble souvent être la loi de la jungle, où le plus gros mange le plus petit, etc.

En fait c’est beaucoup plus subtil que cela, et la réalité s’apparente davantage à un proverbe arabe qui dit à peu près : « Si tu es agneau je suis loup, et si tu es loup je suis agneau »…

Donc en clair, les cinq forces qui, selon moi, déterminent la structure concurrentielle du marché de la traduction sont :

  I.         Les fournisseurs : j’entends essentiellement par fournisseurs les agences, qui font le plus souvent office d’intermédiaires entre les traducteurs et les clients.

   II.         Les nouveaux entrants : vu que les barrières à l’entrée sont extrêmement faibles sur le marché de la traduction, voire inexistantes, ce sont tous les « collègues » ou aspirants traducteurs qui pratiquent le dumping au niveau des tarifs, des conditions de travail, etc.

 III.         Les clients : c’est le destinataire final de la traduction, celui pour qui je fais le travail soit seul soit en équipe, soit indirectement (par le biais d’un intermédiaire) soit directement (je négocie les conditions en direct avec le client, sans intermédiaire).

 IV.         Les produits de remplacement et complémentaires : ils vont de la traduction automatique à la post-édition, de l’internationalisation à la formule SaaS (Software as a Service), de la traduction communautaire (autrement dénommée crowdsourcing) à la traduction en temps réel, souvent gratuite ou quasi-gratuite, en passant par l’utilisation de gigantesques mémoires collectives, etc.

   V.         Les traducteurs concurrents : moi et les autres professionnels du métier évoluant sur le même marché que le mien (ou sur un marché proche)…

Naturellement, chacune de ces 5 forces tente constamment de « tirer la couverture à soi », d’où une tension permanente sur les prix et sur les capacités de négociation de chacune des parties prenantes.

Car si les acteurs du modèle de Porter disposent d’un pouvoir de négociation élevé d’autant plus qu’ils sont peu nombreux ou concentrés, sur le marché de la traduction c’est tout le contraire : une infinité de traducteurs et d’intervenants sur un marché hautement segmenté, voire atomisé…

D’où un faible pouvoir de négocier a priori, ce qui limite considérablement degré de liberté et marges de manœuvre, avec à la clé une rentabilité du travail fortement restreinte.

Sauf … sauf si le service que je fournis - promesse et synonyme de qualité et de spécialisation - différencie nettement mon offre de celle de mes compétiteurs, raison pour laquelle les agences ou les clients pour qui je travaille y réfléchiront à deux fois avant de changer de fournisseur, le coût de changement pouvant s’avérer prohibitif à terme.

En effet, pour autant qu’il coûte peu, un travail mal fait revient toujours trop cher, ne serait-ce que parce qu’il faut le refaire : donc, au final, coûts supplémentaires, impact en termes d’image, crises de foie et pertes de temps…

Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il est même très anti-économique.

Donc en définissant la concurrence comme un mix nécessaire entre compétition et coopétition, et en adjoignant celle-ci à celle-là, nous pouvons canaliser les tensions pour tirer profit des forces en présence : transformer les menaces en avantages grâce à la compétition coopérative entre des acteurs autrement rivaux, afin d’exploiter les complémentarités possibles et souhaitables entre fournisseurs, clients, concurrents – existants, potentiels et nouveaux –, et produits de remplacement.

Ces derniers jouent d’ailleurs un rôle grandissant, et prépondérant, dans notre métier : je prendrai comme seul exemple celui de la traduction automatique, même si c’est l’arbre qui cache la forêt…

* * *

Dans son essai, « Translation in the Digital Age » (Routledge © 2013), le prof. Michael Cronin cite en exergue le début de la magnifique autobiographie d’Andre Agassi, Open :

J’ouvre les yeux et je ne sais plus où je me trouve, ni qui je suis. Rien d’exceptionnel à cela, j’ai passé la moitié de ma vie dans l’ignorance. Pourtant, cette fois l’impression est différente. La sensation de trouble est plus angoissante. Plus totale.

(Éd. Plon, 2009. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello et Gérard Meudal)

D’après moi, l’anglais est plus percutant (et donc, plus juste, en collant mieux à la réalité) : « The confusion is more frightening. More total. » (La confusion est plus effrayante. Plus totale.)…

Selon M. Cronin[8], un sentiment de confusion bien connu de toute personne impliquée dans le marché actuel de la traduction, où l’omniprésence des solutions en ligne, la prolifération des applis traduisantes sur smartphones, la progression inarrêtable vers l’automatisation à grande échelle des projets de traduction, les changements fondamentaux dans les pratiques d’alphabétisation au fur et à mesure que les lecteurs migrent de la page écrite à l’écran, l’impitoyable instantanéité de la communication électronique lorsque les clients s’attendent à des réponses 24/7/365, la panoplie en constante évolution des logiciels de traduction numériques tels que les mémoires de traduction, etc., sont autant de facteurs qui contribuent à forger la sensation que « cette fois l’impression est différente ».

Certes, la traduction a déjà connu de nombreuses transformations dans le passé, mais aujourd’hui « la confusion est plus effrayante, plus totale. »

Pour en revenir à l’exemple de la traduction automatique (TA pour les intimes), dès les années 30 du siècle dernier, américains, russes et français se lancent dans la course à la machine à traduire... Des centaines de millions de dollars et environ 70 ans plus tard, tout cela n’a débouché sur pratiquement rien de concret ni d’exploitable, si ce n’est quelques exceptions notables[9]. Jusqu’à l’arrivée de Google et à son implication dans la TA.

Or depuis une bonne décennie, pour mieux dissimuler leurs craintes, que font les traducteurs professionnels confrontés à la TA ? Ils préfèrent contourner la question, au mieux en l’abordant sous l’angle de la dérision, au pire en brandissant le mythe de l’extinction proche de la traduction humaine, remplacée par des moteurs (le terme anglo-saxon de machine translation est d’ailleurs suffisamment explicite). Pour autant, méconnaître un problème ne veut pas dire qu’il disparaisse, cela signifie juste montrer l’ignorance et le manque de clairvoyance de qui préfère mettre la tête dans le sable...

Du 16 au 18 avril 2015 j’étais à Tunis, où j’ai pu assister à la présentation du Prof. Anthony Pym, président de l’European Society for Translation Studies, sur l’impact de la traduction automatique basée sur des règles statistiques (modèle Google), dont l’idée centrale était que la post-édition d’une traduction automatique permet aujourd’hui d’atteindre le point de bascule (the tipping point), au-delà duquel il n’y a plus vraiment de différence qualitative significative entre une traduction humaine et une traduction automatique post-éditée, avec même quelques avantages de productivité en faveur de cette dernière.

Ce qui se traduit (c’est le cas de dire) par une constatation simple : après avoir passé des années et des années à le sous-estimer ou à prendre le problème à l’envers, une fois que celui-ci n’est plus évitable, nombre de traducteurs/traductrices sont complètement dépassé(e)s par les événements.

Donc, face à cette situation en perpétuel changement, certains essaient d’anticiper en ayant une attitude proactive, d’autres se contentent d’observer passivement, d’autres enfin adoptent la politique de l’autruche en pensant mieux se préserver ou défendre des intérêts chichement thésaurisés, mais en général ils sont définitivement perdus lorsqu’ils s’en rendent enfin compte ou que la réalité se rappelle à leur bon souvenir.

Pour paraphraser ce que Philip Kotler, gourou du marketing, disait des 3 catégories d’entreprises :

On peut compter trois catégories de [traductrices/traducteurs] : 1) celles et ceux qui font en sorte que les choses se produisent, 2) celles et ceux qui observent ce qui se passe, et enfin 3) celles et ceux qui se demandent ce qui est arrivé. 

La question est, chère lectrice, cher lecteur, en supposant que tu sois du métier : - « à quelle catégorie j’appartiens ? », chacun/e ayant sa propre réponse...

Comment faire ?

Répondre passe par une recherche permanente, individuelle, de l’adéquation entre contenus et contenants. 

En poésie, par exemple, il n’est plus à prouver que la forme fixe influence le fond : prenez une source d’inspiration identique et faites-en un sonnet ou un poème en prose, la teneur du texte produit changera du tout au tout…

Ainsi, le choix d’une plateforme sociale est loin d’être innocent : vous pouvez diffuser un même message sur Twitter, Facebook, Google+ ou LinkedIn, pour n’en citer que quatre parmi les plus importants, mais à la longue votre présence sur ces réseaux sociaux, qui résulte de l’accumulation de vos interventions et des réactions qu’elles suscitent, différera fortement d’un réseau à l’autre.

C’est ainsi que, petit à petit, se dessinera le puzzle de votre présence sur Internet, qui est aujourd’hui – et le sera toujours plus – votre lieu de travail !

N’oubliez pas que lorsque vous contactez un client potentiel au niveau professionnel, la première chose qu’il fera sera de chercher sur Internet toutes les infos qu’il peut trouver sur vous, y compris au niveau de votre sphère personnelle. Donc, d’une part, vous tenez un discours professionnel en présentant ce que vous voulez qu’on sache de vous, tandis que votre interlocuteur tentera de découvrir justement ce que vous ne dites pas ! Après quoi il sera seul juge de décider s’il y a cohérence entre les dits et les non-dits, voire s’il y a selon lui dissimulation, ou pire : tromperie…

Ainsi, lorsque vous entreprenez une prospection commerciale quelconque, mettez-vous toujours à la place de vos clients potentiels, qui rechercheront vos traces numériques sur le Web. Et que trouveront-ils ? Se faire trouver suppose une visibilité, qui présume à son tour une présence, elle-même fondée sur une identité.

Identité, présence & visibilité + réputation (voir figure 6), sont les 4 fondamentaux du puzzle Internet !

D’où la nécessité de parcourir le chemin inverse, c’est-à-dire de commencer, si possible, en construisant une identité qui soit forte, reconnaissable, mémorisable, visuelle et active.

Aucun écosystème de branding & marketing ne peut être développé sans identité claire à la base ! De même qu’aucune action branding & marketing convaincante ne peut germer dans l’anonymat…

Or l’identité seule ne peut suffire si elle n’est pas supportée par une présence : celle-ci est la résultante de toutes nos actions sur le Web, et sa construction se fait en réponse à cette question : - « pourquoi suis-je présent sur Internet ? »

Cependant, la présence sans visibilité ne suffit pas non plus : être présent sans être visible = être absent ! La présence est donc le trait d’union entre l’identité (le fond) et la visibilité (la forme).

Enfin, la visibilité se transforme en réputation, bonne ou mauvaise, cela ne dépend que de vous, mais pas toujours de vous ! D’ailleurs, c’est souvent à ce niveau-là que se pose le problème de devoir faire une distinction – ou pas – entre sphère personnelle et professionnelle !

La réputation sur Internet est un chapitre délicat.

Au niveau métier, elle va dépendre de la cohérence entre les promesses - donc ce que le client s’attend de vous - et ce qu’il aura obtenu, entre ce que vous dites et ce que vous faites, cohérence aisément contrôlable puisque, à tout moment, chacun peut évaluer votre branding sur le Web.

Selon une fréquente citation, généralement attribuée à Chris Anderson, célèbre auteur d’un article particulièrement clairvoyant, intitulé The Long Tail et publié sur Wired Magazine[10] en octobre 2004, votre marque n’est pas ce que vous dites qu’elle est, mais ce que Google dit qu’elle est :

Your brand isn’t what you say it is … it’s what Google says it is.

Le fait est que Google est désormais votre carte de visite, en permettant aux internautes de vérifier la traçabilité de vos activités sur le Web. Sans oublier vos autres traces sur les différents réseaux sociaux…

Donc autant que possible, je dois toujours suivre ce qui se dit de moi, connaître le jugement que les autres portent sur moi, accepter les critiques justifiées et faire valoir mon opinion en cas d’avis (très) négatifs sur ma personne. C’est ainsi que l’on gère sa propre réputation en ligne.

Car si je peux contrôler ce que je dis ou je fais, je ne peux en faire autant sur ce que disent et font les autres, notamment lorsque ça me concerne au premier chef… Or n’oublions jamais que ce que les autres disent de moi peut influencer un client potentiel bien davantage que ce que je dis de moi-même !

Donc se faire connaître, c’est bien, se faire reconnaître, c’est mieux ! Et si ma réputation est ce qui se dit de moi, ce n’est que lorsqu’il y a cohérence entre l’identité (ce que je dis de moi-même) et la réputation (ce que les autres disent de moi), que je suis reconnu et gagne en crédibilité & notoriété…

La boucle est bouclée.

Communication & storytelling

Il y a au moins 360 manières d’aborder une histoire : une pour chaque degré de la boucle. Toutefois, lorsqu’une réflexion préalable nourrit la mise en récit, elle prend comme point de départ la connaissance : la connaissance supporte l’action, puis le suivi et la mesure des résultats de l’action renouvellent la réflexion, qui (ré)oriente à son tour le cycle stratégique du storytelling dans une boucle permanente (voir figure 7)…

En d’autres termes, notre histoire va se développer à partir d’une introspection initiale (mise en récit des contenus : quoi raconter, comment, en quelle circonstance, pour quel public, dans quel but, etc.), elle-même fondée sur une double connaissance, pointue :

1.     de soi-même au plan professionnel ;

2.     du domaine de la traduction, de ses enjeux et de ses marchés,

avant de se transformer en action (mise en forme des contenus dans les bons contenants : vecteurs traditionnels de communication, congrès, foires, événementiel, sites, blogs, réseaux sociaux, clips vidéo, images, photos, art, musique, etc.).

Ainsi « notre histoire » professionnelle (perso) va devenir le « contenu » à mettre en avant (en récit & en forme), et nous accompagner au fil de notre carrière tout en cherchant à influencer le(s) public(s) que nous prospectons.

Toutefois, ce qui distingue fondamentalement la traduction & l’interprétation est qu’il s’agit non pas de produits, mais de services, censés apporter des solutions personnalisées aux problématiques irrésolues de nos clients.

Or le marketing des services se caractérise en ce qu’ils sont généralement intangibles, contrairement aux « commodités », qui sont des biens tangibles de consommation courante : ils peuvent être vus, voire goûtés, touchés, entendus ou sentis avant l’achat, quand bien même les marchandises vendues sur Internet perdent déjà certains de leurs critères spécifiques de tangibilité.

C’est là une différence essentielle avec les services, dont les caractéristiques d’intangibilité concernent 6 aspects : lieu, parties prenantes, équipements de production, matériel d’information, symboles, prix. En détaillant un peu :

1.     Lieu : tout emplacement physique où les parties prenantes sont en contact avec un public ; sur Internet, correspond à un site / blog, et plus généralement à tous les endroits, notamment les réseaux sociaux, où les intervenants laissent des traces de leur présence sur le Web ;

2.     Parties prenantes : tous les intervenants de la filière, des enseignants et formateurs aux aspirants traducteurs-interprètes, des traducteurs-interprètes de métier aux agences de traduction, des clients directs et potentiels aux pouvoirs publics impliqués, jusqu’aux citoyens en général ;

3.     Équipements de production : tout ce qui permet de fournir un meilleur service, comme les équipements matériels, logiciels, plateformes Web, etc. ;

4.     Matériel d’information : brochures, documents en général, pages web d’approfondissement internes à un site, etc. ;

5.     Symboles : du nom au logo, du nom de domaine à la cohérence avec l’image coordonnée d’un intervenant, etc. ;

6.     Prix : expliquer encore et toujours les prix associés au(x) service(s) de façon transparente.

Six volets sur lesquels le cycle stratégique du storytelling a son histoire à dire, aussi bien au plan des contenus (mise en récit), que des contenants (mise en forme). Pour autant communiquer sur la qualité de mon offre de services n’est plus un facteur discriminant !

En effet, aucun prestataire ne dira jamais autre chose, sinon qu’il fournit des services de qualité (considérés par ailleurs comme un acquis par les clients). Donc si tous les prestataires offrent a priori une qualité irréprochable, il n’y a sur ce plan plus aucune différence entre les uns et les autres…

Et si je ne peux plus me distinguer en communiquant sur la qualité, sur quoi communiquer ? Outre sur (mes) services et/ou sur la traduction en général (sensibilisation permanente), je peux  

  •     Communiquer sur (mon) identité
  •     Communiquer sur (ma) marque
  •     Communiquer sur (mon) marché (langues + secteurs)
  •     Communiquer sur (mes) prix (?)
  •     Communiquer sur (mon) contenu
  •     Communiquer sur (mon) message
  •     Communiquer sur (mon) talent

Communiquer, du latin « communis agere » : mettre en commun, partager.

Deux choses importantes qu’il faut toujours garder à l’esprit :

I.      ce que n’est pas le marketing : la panacée, la solution miracle, une action ponctuelle…

II.    ce qu’est le marketing : un accompagnement permanent, une stratégie mûrement réfléchie qui s’inscrit dans la durée, exige constance et inventivité, une boussole pour nous orienter dans le labyrinthe des incertitudes et des peurs, afin d’apprendre à les combattre et les surmonter.

Désormais l’écosystème branding & marketing n’est plus une option qu’on active de temps en temps mais qui doit nous devenir familière, un instrument de choix à apprivoiser destiné à faire partie intégrante de la panoplie du parfait traducteur-interprète !

 

Conclusion

Branding & Marketing sont les deux faces de la même médaille : vous !

Autrefois la médaille était une pièce de métal frappée en l’honneur d’une personne illustre, ou en souvenir d’un fait remarquable, voire le signe distinctif d’un prix, d’une récompense honorifique, ou encore, à Paris, une plaque de métal portée par ceux qui exerçaient certaines professions dans, les rues : médaille de porteur aux Halles, médaille de commissionnaire.

Aujourd’hui, la personne illustre, c’est vous, le fait remarquable, c’est votre carrière, la médaille du traducteur et de l’interprète, c’est votre prix et votre récompense, celle que vous porterez partout avec honneur pour raconter à toutes et à tous la beauté et l’amour de votre métier, sur lequel vous remettrez votre ouvrage, non pas vingt fois, mais cent, mille, autant que de besoin. Polissez-la sans cesse, et la repolissez, aurait dit Boileau : avec patience et longueur de temps, il vous incombe de la forger !



[8] [His] sense of confusion will be familiar to anyone engaged at whatever level with translation in the present moment. The omnipresence of online translation options, the proliferation of smartphone translation apps, the relentless drive towards automation in large-scale translation projects, the fundamental changes in literacy practices as reading migrates from page to screen, the unforgiving instantaneity of electronic communication as responses are demanded 24/7, the ever-changing wardrobe of digital translation props such as endlessly mutating translation memory software – all of these factors contribute to the sense that ‘this feels different’. There may have been changes before but this time, the ‘confusion is more frightening. More total.’