lundi 10 mars 2025

Branding & Marketing pour Traducteurs & Interprètes

Introduction

(texte écrit il y a déjà plus d'une dizaine d'années...)

Branding & Marketing sont les deux faces de la même médaille : celle qui va me permettre de me démarquer de la concurrence en me positionnant sur le marché. Une exigence d’autant plus vitale lorsque l’on occupe un segment très fortement concurrentiel (couple de langues communes, niveau de spécialisation faible ou moyen), à une époque où la compétition est désormais planétaire, notamment sur Internet.

Outre la double compétence linguistique et sectorielle, qui sont une condition sine qua non mais pas suffisante, branding & marketing deviennent donc deux des éléments clés de l’employabilité d’un traducteur-interprète indépendant, et, surtout pour celles et ceux qui sont en début de carrière, un instrument de plus à intégrer dès le départ à leur boîte à outils, à l’instar de la TAO ou autre, afin de les accompagner tout au long de leur vie professionnelle. Même un bon artisan n’est rien sans ses outils lorsqu’ils sont indispensables…

Car après le B2C et le B2B, l’heure pour les professions libérales est au Me2B : comment sortir du lot en créant ma marque et en la développant pour me distinguer et devenir visible, pour conquérir et fidéliser une clientèle ?

En clair, il s’agit de créer son propre écosystème branding & marketing, pour apprendre à s’orienter dans le fouillis d’un métier toujours plus difficile à appréhender, en proie à une complexification permanente qui effraie parfois, où les intérêts des différentes parties prenantes s’opposent davantage qu’ils ne coïncident. Cette situation crée des tensions dont, le plus souvent, le traducteur-interprète est à la fois première victime désignée et dernière roue du chariot, dans un rapport de forces tendant à l’exclure des véritables prises de décision.

La présente contribution se propose d’aborder ces diverses problématiques en offrant des pistes de réflexion pour apprendre à inclure le binôme branding & marketing dans son bagage professionnel, en vue de progresser dans sa carrière et mieux réussir son avenir professionnel.

En outre, sauf indication contraire, toute référence faite dans le présent article aux traducteurs est faite également aux interprètes, et réputée inclure à la fois genre et nombre : selon les cas, le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel.


Les deux faces de la même médaille

Si le marketing doit être au centre de votre démarche et de votre action, le branding en est au cœur. Car si le premier est la partie émergée de l’iceberg, celle qui se voit et vous permet de sortir du lot (stand out), le second est la partie la plus importante, souvent immergée, le socle sur lequel repose la partie visible, que vous ajustez (fit in) pour proposer au fil du temps une offre en rapport avec la demande (voir figure 1).

En réalité, à l’ère de l’Internet of Me et du Personal Media, la personnalisation fonctionne dans les deux sens : du réseau vers vous, et vice-versa. Il y a presque vingt ans déjà que Tom Peters, ex-consultant Mc Kinsey et auteur à succès, publiait en 1997 dans le magazine Fast Company[1] un article précurseur intitulé The Brand Called You :

We are CEOs of our own companies: Me Inc. To be in business today, our most important job is to be head marketer for the brand called You.

 Autrement dit :

 Nous sommes les patrons de notre propre entreprise : Moi-même, société à responsabilité personnelle. De nos jours, pour exercer une activité économique indépendante, notre fonction la plus importante est d’être les responsables marketing de la marque qui porte notre nom.

Il y revenait 5 ans plus tard[2] :

 You and I are … In Charge of Our Lives. (Again.) I am CEO of Me Inc. Indeed, Me Inc. may be temporarily “on loan” to GE or CitiCorp. But it’s still Me Inc., with no expectation of forty years’ cosseting by Big Co.

 Vous et moi sommes ... responsables de nos vies. (De nouveau). Je suis le patron de Moi-même, société à responsabilité personnelle, qui pourra parfois être recrutée en emploi temporaire par GE ou CitiCorp, mais restera cependant l’entreprise Moi-même, sans plus aucun espoir d’être cocooné pendant quarante ans au sein d’une grosse boîte ou d’une multinationale.

Plus que jamais actuelle, cette notion, déclinée au monde de la traduction et de l’interprétation, trace clairement la voie à chaque professionnel : développer sa marque pour en faire une promesse. De valeur et de différenciation. La première question posée par Tom Peters à ses lecteurs était la suivante : - qu’est-ce qui vous rend différent ? Chacun(e) doit trouver sa propre réponse, discriminante…

Par conséquent, appliquée à notre domaine, une définition moderne de l’écosystème branding & marketing - qui tient globalement en 10 notions, auxquelles appliquer notre réflexion (voir figure 2) -, est la suivante :

 Transformation organisationnelle et sociale, en ligne et hors ligne, pour répondre aux besoins / désirs / demandes en créant de la valeur dans un marché concurrentiel, et l’influencer autant dans l’intérêt du traducteur / interprète que du client.

 

En 2013, alors que je réfléchissais à cette définition « dédiée », je l’ai proposée à des gens du métier[3] et suis resté très surpris, d’abord par leur peu de réactivité, et ensuite de voir que la notion de transformation, qui est tout à fait centrale et inéluctable dans mon idée, n’avait selon eux pas grand chose à voir avec le marketing !

Or au sens strict, il doit d’abord y avoir chez tout professionnel une transformation du mode de pensée, pour s’adapter en permanence aux évolutions/régressions de notre métier : le marketing peut être utile si d’emblée on l’intègre à 360° dans le rapport que nous avons au marché en termes de pouvoir contractuel, de positionnement, de stratégie commerciale, etc. Autant de sujets sur lesquels une double approche branding & marketing peut apporter beaucoup de réponses intéressantes pour peu qu’un traducteur-interprète ait la volonté de s’y intéresser en amont, ou mieux encore dès le début de son parcours.

Transformation organisationnelle ensuite, c’est-à-dire de notre mode opératoire, car intégrer notre façon de travailler dans cet écosystème a de fortes implications en termes d’organisation.

Transformation sociale enfin, au niveau de notre mode de réseauter (en ligne et hors ligne) : comprendre comment apprivoiser les réseaux sociaux sur Internet (mais pas seulement) peut s’avérer extrêmement bénéfique à tous points de vue, car tout traducteur-interprète est un animal social qui tirera indubitablement bien plus d’avantages que d’inconvénients de ses activités de networking.

Quant à la capacité d’influencer le marché, les clients et les collègues sur un modèle gagnant-gagnant, c’est la ligne de démarcation qui fera demain la différence entre vivoter et vivre dignement de son métier.

Cela étant, des milliers de livres sur le branding et le marketing ont déjà été écrits dans toutes les langues, avec probablement des milliers de définitions. Donc plutôt qu’un concept théorique, il s’agit de définir un parcours logique dérivant de l’expérience, jusqu’à le transformer en pratique, opérationnelle et concrète, applicable en permanence à notre activité : une façon de « faire branding & marketing » 24/7/365 qui doit devenir mentalité, culture !

 

État des lieux

Depuis au moins deux décennies, tous les modèles économiques de la traduction volent en éclat les uns après les autres, sous les coups de boutoir conjugués de la course au rabais, du « crowdsourcing », de la traduction automatique gratuite, de la concurrence mondialisée sur le Web, de la localisation sans discernement, etc.

En effet, forte d’une série incalculable d’innovations technologiques, la localisation sauvage considère le travail du traducteur ni plus ni moins comme une brique parmi d’autres, la traduction étant ramenée au rang de « commodity », simple bien de consommation auquel appliquer des remises sur la quantité en favorisant systématiquement les moins-disants au détriment de la cohérence et la qualité.

Bouclez le cercle en y ajoutant la fameuse « quadrature du triangle » : imaginez un triangle équilatéral, avec aux trois côtés les légendes - COÛTS - DÉLAIS - QUALITÉ - et au centre le terme RESSOURCE.

Traduit dans la réalité de notre quotidien, cela signifie que la « ressource Traducteur » se trouve broyée dans l’engrenage impossible de faire cadrer des nécessités incompatibles, liées à la triple exigence des coûts, des délais et de la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients) :

·      le niveau des prix reconnus au traducteur (tarifs plus bas possibles) est inversement proportionnel au niveau de qualité requis (irréprochable, d’où l’exigence d’être toujours ultra-spécialisé et omni-polyvalent)…

·      les délais de remise de la traduction (c’était à livrer hier, comme disent plaisamment les italiens) sont inversement proportionnels aux délais de paiement (le plus tard possible). Or ni les clients directs ni les agences n’étant des philanthropes (ce qui est d’ailleurs compréhensible de leur point de vue), le facteur temps est discriminant : pas de temps à perdre, time is money)…

·      ainsi, lorsque le triptyque Rapidité d’exécution (productivité) - Rentabilité (au niveau du rapport coût/efficacité du service) - Qualité est un carcan qui assujettit toute l’activité traduisante en asservissant le traducteur (continuellement sous tension), le niveau de réponse de chacun(e) à cette situation détermine proportionnellement les conditions d’exercice de son métier : prétendre les trois en même temps est irréaliste, donc n’en prendre que deux et laisser de côté le dernier

La conséquence de tout ce qui précède est qu’il règne chez beaucoup de professionnels comme un sentiment de confusion, d’égarement, dû en grande partie à Internet, mais pas seulement : Brian Solis évoque à ce propos l’idée de « darwinisme digital »[4], selon laquelle la technologie évolue plus vite que la capacité que nous avons de l’intégrer !

Or ces ruptures incessantes qui caractérisent notre métier nous font perdre le sens … de l’orientation ! Car ces bouleversements aussi profonds que fréquents font que les traducteurs-interprètes sont souvent les premiers à se sentir « lost in translation » sur un marché qui va plus vite qu’eux, et qu’ils n’arrivent plus à suivre. Dans cette jungle, le couple branding & marketing devient une boussole qui va nous indiquer où aller, en sachant quoi faire (le fond), et comment faire (la forme).

Pour aider à la compréhension, cela se traduit par une matrice simple (voir figure 3), avec en ordonnées ces deux questions essentielles : - quoi faire ?, - comment faire ?, et sur l’axe des abscisses les deux pôles de connaissance (moi et les autres), auxquels correspondent deux niveaux d’action (sur moi et sur les autres).

matrice


Quoi faire ?

Pour répondre à cette question fondamentale, chacun(e) doit partir d’une réflexion … sur son histoire et ses attentes, à la fois personnelles et professionnelles.

Une sérieuse réflexion de base étant le préalable à la mise en oeuvre de toute stratégie durable, qui exige de la cohérence (en sachant distinguer entre capacités et ambitions, ou entre réalité et objectifs illusoires, par exemple), et de la méthode (plan de travail, définition des tâches, des objectifs, des ressources, etc. etc.).

La définition de la stratégie s’articule ensuite (voir figure 4) sur l’analyse de 2 pôles de connaissance [moi, et les autres (puisque le marché au sens large comprend également tous les acteurs impliqués, dont les collègues)] :

  • Moi : me connaître moi-même, analyse SWOT, bilan de compétences
  • Autres : connaître le marché, analyse SWOT du marché en général, et de MON MARCHÉ en particulier (ce qui suppose de l’avoir identifié...)

auxquels correspondent 2 niveaux d’action (sur moi et sur les autres) :

  •       À mon niveau : personal / professional branding
  •       Au niveau du marché : marketing

 

Concernant le premier pôle de connaissance, l’équation, théorique, est la suivante : se faire connaître comme traducteur = se connaître comme traducteur.

Car en prenant le problème à l’envers, il est clair que se connaître comme traducteur est le postulat de base, pour pouvoir ensuite se faire connaître : vous pourriez être le meilleur traducteur-interprète du monde, pour le marché, si vous ne vous faites pas connaître, vous n’existez pas ! Donc on passe de « se connaître » à « se faire connaître », et non le contraire, c’est une évidence.

Mais se connaître comme traducteur implique aussi un premier corollaire, immédiat, qui est celui de connaître le marché de la traduction en général, et son propre marché en particulier : il y a une infinité de marchés de la traduction, un par personne, en fait.

1 traducteur = 1 marché

Qui est le mien, forcément différent de celui de mes collègues. Pour me connaître, je dois donc connaître, et comprendre, ce que font les autres, pour apprendre à me situer d’une manière générale par rapport à eux, et à me positionner plus précisément par rapport à celles et ceux qui sont plus proches de mon marché - mes concurrents potentiels -, afin de me DIFFÉRENCIER !

Se différencier, c’est simplement répondre à la question suivante : - « pourquoi le client me contactera-t-il, moi, plutôt que mon collègue ? »

à Lorsque quelqu’un sait donner une réponse simple à cette interrogation, il a déjà parcouru l’essentiel du chemin pour se faire connaître comme traducteur...

J’insiste sur la notion de simplicité car ce qui fait votre différence fait aussi votre principal argument de vente, et votre principal argument de vente doit s’exprimer en termes simples et concis (« concis » étant également la contraction de « concret + précis »...).

C’est le concept marketing de l’USP, l’Unique Selling Proposition, théorisé dès le début des années 60 par Rosser Reeves dans Reality in Advertising[5], que je préfère décliner en Unique Service Promise à notre niveau : la PROMESSE D’UN SERVICE UNIQUE, le mien !

Une promesse qui doit se traduire en une seule formule, la fameuse « tagline », ou accroche en français, qui est également votre signature, dont la fonction n’est pas seulement d’attirer l’attention de vos destinataires, mais surtout de véhiculer la promesse du service unique que vous proposez et qui répond (correspond) à leurs attentes. Sans rentrer dans les détails, il en va de même pour les noms de domaine.

Lors d’une étude[6] réalisée sur 15 532 noms de domaine en point .com contenant le terme TRANSLATION (extraits le 19 juin 2011 du fichier Verisign des dot-com, soit près de 100 millions de noms à l’époque[7], mis à jour toutes les 24h), j’ai pu identifier 9 « parcours de création » :

  1. Dénominatif (nom de personne, entité, pseudo, alias, nom commercial, ...)
  2. Langues (+15%) = 2 387 occurrences (36 mots)
  3. Secteurs = 902 occurrences (18 mots)
  4. Géographique = 557 occurrences (28 mots)
  5. Substantifs / Qualificatifs = 560 occurrences (14 mots)
  6. Connecteurs (prépositions, conjonctions, pronoms, adverbes, verbes, etc.) = 912 occurrences (18 mots)
  7. Générique (concepts relatifs à la traduction) = 899 occurrences (36 mots)
  8. Professionnel = 767 occurrences (20 mots clés)
  9. Disruptif (rainylondontranslations.com, nakedtranslations.com, cucumis.org, proz.com, …)

Donc parmi les pistes créatives, la part du lion revient au couple dénominatif + disruptif avec 12 311 occurrences (soit 7 833 mots, +79%), la disruption consistant à briser par une idée créatrice les conventions déjà bien établies d’un marché.

* * *

Connaître le marché de la traduction en général, et son marché en particulier, est un impératif de la réussite. La chose n’est pas nouvelle : dès le IVe ou Ve siècle av. J.-C., Sun Tzu, dans L’Art de la guerre (ou, littéralement : la « Stratégie militaire de maître Sun »), premier traité au monde écrit sur l’argument, l’auteur appliquait à l’adversaire et à la bataille ce qui vaut à présent pour le marché :

Connaître l’ennemi et se connaître soi-même permet d’affronter cent batailles sans danger ; en se connaissant soi-même sans connaître l’ennemi, tantôt vous gagnerez, tantôt vous perdrez ; mais ignorer l’ennemi et ne pas se connaître soi-même vous mettra en danger à chaque bataille.

Donc sans aller jusqu’à affirmer que le marché de la traduction est votre ennemi, il convient toutefois de bien l’appréhender pour savoir où et comment s’y positionner. Quant à se créer un marché de niche, centré par définition autour d’un groupe restreint de clients spécifiques ou sectorisés, capables de vous assurer un flux de travail suffisant et durable, cela se caractérise en général par des services fortement différenciés et spécialisés.

D’où la nécessité, encore et toujours, de parfaitement connaître mon niveau d’expertise et mes temps de réaction autant dans mes langues de travail que pour chacun de mes couples linguistiques et mes secteurs de prédilection. Nous y revoilà.

* * *

Ce que l’on sait aujourd’hui avec certitude du marché mondial de la traduction, c’est qu’il s’agit d’un marché extrêmement dynamique, non pas en récession mais en progression constante, un marché porteur qui a de l’avenir, destiné à s’élargir, ce qui est plutôt une bonne nouvelle dans la réalité économique actuelle…

Un dynamisme dont l’on se dit que, quelque part, il finira bien aussi par avoir des retombées positives à mon niveau. Toutefois, si retombées il y a, inutile de les attendre passivement, c’est à moi de les provoquer, les chercher, les trouver, les exploiter à mon profit.

Une posture qui heurte trop souvent l’approche coupablement statique de nombre de traducteurs, routiniers et bornés sur leur position, malheureusement indéfendable sur le moyen - long terme.

Mais, surtout, insoutenable sur un marché très « darwinien », où ce n’est ni l’espèce la plus forte ni la plus intelligente qui survit, mais celle qui est la plus réactive au changement. (Charles Darwin)

Donc, comme aurait dit Lagardère, si le marché ne vient pas à moi…

Ainsi, pour m’en faire une idée plus précise, je dois le segmenter le plus finement possible : répartition géographique, nationale, régionale, locale, répartition linguistique, répartition sectorielle, etc.

Et pour découvrir MON marché, unique et différent de celui du voisin, je dois déterminer où suis-je sur ce marché, quel est mon positionnement par rapport à la compétition ? Comment me différencier ? Sortir du lot ? Conquérir – et conserver (et donc défendre) – mon avantage concurrentiel ?

Nous sommes dans la même situation que les PME/PMI contraintes d’affronter le dumping international, pour lesquelles il n’y a pas 36 moyens d’affronter le problème, mais juste 2 : répondre par 1) la qualité, et 2) la spécialisation.

Qualité du service ne voulant pas dire uniquement, dans notre cas, qualité linguistique, mais également sérieux, garantie de tenir les engagements en termes de délais, capacité d’offrir le meilleur compromis au niveau du rapport qualité/prix, etc.

Au départ le modèle des 5 forces de Porter a été conçu pour de grosses entreprises, mais il est parfaitement adaptable tant au monde de la traduction qu’au niveau individuel (voir figure 5).

Modèle essentiellement « concurrentiel », où toutes les parties prenantes sont en tension continue, il représente au cœur de la cible la ressource traducteur-interprète prise dans un rapport de forces permanent au sein duquel s’opposent des pouvoirs contractuels différents, où la seule règle semble souvent être la loi de la jungle, où le plus gros mange le plus petit, etc.

En fait c’est beaucoup plus subtil que cela, et la réalité s’apparente davantage à un proverbe arabe qui dit à peu près : « Si tu es agneau je suis loup, et si tu es loup je suis agneau »…

Donc en clair, les cinq forces qui, selon moi, déterminent la structure concurrentielle du marché de la traduction sont :

  I.         Les fournisseurs : j’entends essentiellement par fournisseurs les agences, qui font le plus souvent office d’intermédiaires entre les traducteurs et les clients.

   II.         Les nouveaux entrants : vu que les barrières à l’entrée sont extrêmement faibles sur le marché de la traduction, voire inexistantes, ce sont tous les « collègues » ou aspirants traducteurs qui pratiquent le dumping au niveau des tarifs, des conditions de travail, etc.

 III.         Les clients : c’est le destinataire final de la traduction, celui pour qui je fais le travail soit seul soit en équipe, soit indirectement (par le biais d’un intermédiaire) soit directement (je négocie les conditions en direct avec le client, sans intermédiaire).

 IV.         Les produits de remplacement et complémentaires : ils vont de la traduction automatique à la post-édition, de l’internationalisation à la formule SaaS (Software as a Service), de la traduction communautaire (autrement dénommée crowdsourcing) à la traduction en temps réel, souvent gratuite ou quasi-gratuite, en passant par l’utilisation de gigantesques mémoires collectives, etc.

   V.         Les traducteurs concurrents : moi et les autres professionnels du métier évoluant sur le même marché que le mien (ou sur un marché proche)…

Naturellement, chacune de ces 5 forces tente constamment de « tirer la couverture à soi », d’où une tension permanente sur les prix et sur les capacités de négociation de chacune des parties prenantes.

Car si les acteurs du modèle de Porter disposent d’un pouvoir de négociation élevé d’autant plus qu’ils sont peu nombreux ou concentrés, sur le marché de la traduction c’est tout le contraire : une infinité de traducteurs et d’intervenants sur un marché hautement segmenté, voire atomisé…

D’où un faible pouvoir de négocier a priori, ce qui limite considérablement degré de liberté et marges de manœuvre, avec à la clé une rentabilité du travail fortement restreinte.

Sauf … sauf si le service que je fournis - promesse et synonyme de qualité et de spécialisation - différencie nettement mon offre de celle de mes compétiteurs, raison pour laquelle les agences ou les clients pour qui je travaille y réfléchiront à deux fois avant de changer de fournisseur, le coût de changement pouvant s’avérer prohibitif à terme.

En effet, pour autant qu’il coûte peu, un travail mal fait revient toujours trop cher, ne serait-ce que parce qu’il faut le refaire : donc, au final, coûts supplémentaires, impact en termes d’image, crises de foie et pertes de temps…

Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il est même très anti-économique.

Donc en définissant la concurrence comme un mix nécessaire entre compétition et coopétition, et en adjoignant celle-ci à celle-là, nous pouvons canaliser les tensions pour tirer profit des forces en présence : transformer les menaces en avantages grâce à la compétition coopérative entre des acteurs autrement rivaux, afin d’exploiter les complémentarités possibles et souhaitables entre fournisseurs, clients, concurrents – existants, potentiels et nouveaux –, et produits de remplacement.

Ces derniers jouent d’ailleurs un rôle grandissant, et prépondérant, dans notre métier : je prendrai comme seul exemple celui de la traduction automatique, même si c’est l’arbre qui cache la forêt…

* * *

Dans son essai, « Translation in the Digital Age » (Routledge © 2013), le prof. Michael Cronin cite en exergue le début de la magnifique autobiographie d’Andre Agassi, Open :

J’ouvre les yeux et je ne sais plus où je me trouve, ni qui je suis. Rien d’exceptionnel à cela, j’ai passé la moitié de ma vie dans l’ignorance. Pourtant, cette fois l’impression est différente. La sensation de trouble est plus angoissante. Plus totale.

(Éd. Plon, 2009. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello et Gérard Meudal)

D’après moi, l’anglais est plus percutant (et donc, plus juste, en collant mieux à la réalité) : « The confusion is more frightening. More total. » (La confusion est plus effrayante. Plus totale.)…

Selon M. Cronin[8], un sentiment de confusion bien connu de toute personne impliquée dans le marché actuel de la traduction, où l’omniprésence des solutions en ligne, la prolifération des applis traduisantes sur smartphones, la progression inarrêtable vers l’automatisation à grande échelle des projets de traduction, les changements fondamentaux dans les pratiques d’alphabétisation au fur et à mesure que les lecteurs migrent de la page écrite à l’écran, l’impitoyable instantanéité de la communication électronique lorsque les clients s’attendent à des réponses 24/7/365, la panoplie en constante évolution des logiciels de traduction numériques tels que les mémoires de traduction, etc., sont autant de facteurs qui contribuent à forger la sensation que « cette fois l’impression est différente ».

Certes, la traduction a déjà connu de nombreuses transformations dans le passé, mais aujourd’hui « la confusion est plus effrayante, plus totale. »

Pour en revenir à l’exemple de la traduction automatique (TA pour les intimes), dès les années 30 du siècle dernier, américains, russes et français se lancent dans la course à la machine à traduire... Des centaines de millions de dollars et environ 70 ans plus tard, tout cela n’a débouché sur pratiquement rien de concret ni d’exploitable, si ce n’est quelques exceptions notables[9]. Jusqu’à l’arrivée de Google et à son implication dans la TA.

Or depuis une bonne décennie, pour mieux dissimuler leurs craintes, que font les traducteurs professionnels confrontés à la TA ? Ils préfèrent contourner la question, au mieux en l’abordant sous l’angle de la dérision, au pire en brandissant le mythe de l’extinction proche de la traduction humaine, remplacée par des moteurs (le terme anglo-saxon de machine translation est d’ailleurs suffisamment explicite). Pour autant, méconnaître un problème ne veut pas dire qu’il disparaisse, cela signifie juste montrer l’ignorance et le manque de clairvoyance de qui préfère mettre la tête dans le sable...

Du 16 au 18 avril 2015 j’étais à Tunis, où j’ai pu assister à la présentation du Prof. Anthony Pym, président de l’European Society for Translation Studies, sur l’impact de la traduction automatique basée sur des règles statistiques (modèle Google), dont l’idée centrale était que la post-édition d’une traduction automatique permet aujourd’hui d’atteindre le point de bascule (the tipping point), au-delà duquel il n’y a plus vraiment de différence qualitative significative entre une traduction humaine et une traduction automatique post-éditée, avec même quelques avantages de productivité en faveur de cette dernière.

Ce qui se traduit (c’est le cas de dire) par une constatation simple : après avoir passé des années et des années à le sous-estimer ou à prendre le problème à l’envers, une fois que celui-ci n’est plus évitable, nombre de traducteurs/traductrices sont complètement dépassé(e)s par les événements.

Donc, face à cette situation en perpétuel changement, certains essaient d’anticiper en ayant une attitude proactive, d’autres se contentent d’observer passivement, d’autres enfin adoptent la politique de l’autruche en pensant mieux se préserver ou défendre des intérêts chichement thésaurisés, mais en général ils sont définitivement perdus lorsqu’ils s’en rendent enfin compte ou que la réalité se rappelle à leur bon souvenir.

Pour paraphraser ce que Philip Kotler, gourou du marketing, disait des 3 catégories d’entreprises :

On peut compter trois catégories de [traductrices/traducteurs] : 1) celles et ceux qui font en sorte que les choses se produisent, 2) celles et ceux qui observent ce qui se passe, et enfin 3) celles et ceux qui se demandent ce qui est arrivé. 

La question est, chère lectrice, cher lecteur, en supposant que tu sois du métier : - « à quelle catégorie j’appartiens ? », chacun/e ayant sa propre réponse...

Comment faire ?

Répondre passe par une recherche permanente, individuelle, de l’adéquation entre contenus et contenants. 

En poésie, par exemple, il n’est plus à prouver que la forme fixe influence le fond : prenez une source d’inspiration identique et faites-en un sonnet ou un poème en prose, la teneur du texte produit changera du tout au tout…

Ainsi, le choix d’une plateforme sociale est loin d’être innocent : vous pouvez diffuser un même message sur Twitter, Facebook, Google+ ou LinkedIn, pour n’en citer que quatre parmi les plus importants, mais à la longue votre présence sur ces réseaux sociaux, qui résulte de l’accumulation de vos interventions et des réactions qu’elles suscitent, différera fortement d’un réseau à l’autre.

C’est ainsi que, petit à petit, se dessinera le puzzle de votre présence sur Internet, qui est aujourd’hui – et le sera toujours plus – votre lieu de travail !

N’oubliez pas que lorsque vous contactez un client potentiel au niveau professionnel, la première chose qu’il fera sera de chercher sur Internet toutes les infos qu’il peut trouver sur vous, y compris au niveau de votre sphère personnelle. Donc, d’une part, vous tenez un discours professionnel en présentant ce que vous voulez qu’on sache de vous, tandis que votre interlocuteur tentera de découvrir justement ce que vous ne dites pas ! Après quoi il sera seul juge de décider s’il y a cohérence entre les dits et les non-dits, voire s’il y a selon lui dissimulation, ou pire : tromperie…

Ainsi, lorsque vous entreprenez une prospection commerciale quelconque, mettez-vous toujours à la place de vos clients potentiels, qui rechercheront vos traces numériques sur le Web. Et que trouveront-ils ? Se faire trouver suppose une visibilité, qui présume à son tour une présence, elle-même fondée sur une identité.

Identité, présence & visibilité + réputation (voir figure 6), sont les 4 fondamentaux du puzzle Internet !

D’où la nécessité de parcourir le chemin inverse, c’est-à-dire de commencer, si possible, en construisant une identité qui soit forte, reconnaissable, mémorisable, visuelle et active.

Aucun écosystème de branding & marketing ne peut être développé sans identité claire à la base ! De même qu’aucune action branding & marketing convaincante ne peut germer dans l’anonymat…

Or l’identité seule ne peut suffire si elle n’est pas supportée par une présence : celle-ci est la résultante de toutes nos actions sur le Web, et sa construction se fait en réponse à cette question : - « pourquoi suis-je présent sur Internet ? »

Cependant, la présence sans visibilité ne suffit pas non plus : être présent sans être visible = être absent ! La présence est donc le trait d’union entre l’identité (le fond) et la visibilité (la forme).

Enfin, la visibilité se transforme en réputation, bonne ou mauvaise, cela ne dépend que de vous, mais pas toujours de vous ! D’ailleurs, c’est souvent à ce niveau-là que se pose le problème de devoir faire une distinction – ou pas – entre sphère personnelle et professionnelle !

La réputation sur Internet est un chapitre délicat.

Au niveau métier, elle va dépendre de la cohérence entre les promesses - donc ce que le client s’attend de vous - et ce qu’il aura obtenu, entre ce que vous dites et ce que vous faites, cohérence aisément contrôlable puisque, à tout moment, chacun peut évaluer votre branding sur le Web.

Selon une fréquente citation, généralement attribuée à Chris Anderson, célèbre auteur d’un article particulièrement clairvoyant, intitulé The Long Tail et publié sur Wired Magazine[10] en octobre 2004, votre marque n’est pas ce que vous dites qu’elle est, mais ce que Google dit qu’elle est :

Your brand isn’t what you say it is … it’s what Google says it is.

Le fait est que Google est désormais votre carte de visite, en permettant aux internautes de vérifier la traçabilité de vos activités sur le Web. Sans oublier vos autres traces sur les différents réseaux sociaux…

Donc autant que possible, je dois toujours suivre ce qui se dit de moi, connaître le jugement que les autres portent sur moi, accepter les critiques justifiées et faire valoir mon opinion en cas d’avis (très) négatifs sur ma personne. C’est ainsi que l’on gère sa propre réputation en ligne.

Car si je peux contrôler ce que je dis ou je fais, je ne peux en faire autant sur ce que disent et font les autres, notamment lorsque ça me concerne au premier chef… Or n’oublions jamais que ce que les autres disent de moi peut influencer un client potentiel bien davantage que ce que je dis de moi-même !

Donc se faire connaître, c’est bien, se faire reconnaître, c’est mieux ! Et si ma réputation est ce qui se dit de moi, ce n’est que lorsqu’il y a cohérence entre l’identité (ce que je dis de moi-même) et la réputation (ce que les autres disent de moi), que je suis reconnu et gagne en crédibilité & notoriété…

La boucle est bouclée.

Communication & storytelling

Il y a au moins 360 manières d’aborder une histoire : une pour chaque degré de la boucle. Toutefois, lorsqu’une réflexion préalable nourrit la mise en récit, elle prend comme point de départ la connaissance : la connaissance supporte l’action, puis le suivi et la mesure des résultats de l’action renouvellent la réflexion, qui (ré)oriente à son tour le cycle stratégique du storytelling dans une boucle permanente (voir figure 7)…

En d’autres termes, notre histoire va se développer à partir d’une introspection initiale (mise en récit des contenus : quoi raconter, comment, en quelle circonstance, pour quel public, dans quel but, etc.), elle-même fondée sur une double connaissance, pointue :

1.     de soi-même au plan professionnel ;

2.     du domaine de la traduction, de ses enjeux et de ses marchés,

avant de se transformer en action (mise en forme des contenus dans les bons contenants : vecteurs traditionnels de communication, congrès, foires, événementiel, sites, blogs, réseaux sociaux, clips vidéo, images, photos, art, musique, etc.).

Ainsi « notre histoire » professionnelle (perso) va devenir le « contenu » à mettre en avant (en récit & en forme), et nous accompagner au fil de notre carrière tout en cherchant à influencer le(s) public(s) que nous prospectons.

Toutefois, ce qui distingue fondamentalement la traduction & l’interprétation est qu’il s’agit non pas de produits, mais de services, censés apporter des solutions personnalisées aux problématiques irrésolues de nos clients.

Or le marketing des services se caractérise en ce qu’ils sont généralement intangibles, contrairement aux « commodités », qui sont des biens tangibles de consommation courante : ils peuvent être vus, voire goûtés, touchés, entendus ou sentis avant l’achat, quand bien même les marchandises vendues sur Internet perdent déjà certains de leurs critères spécifiques de tangibilité.

C’est là une différence essentielle avec les services, dont les caractéristiques d’intangibilité concernent 6 aspects : lieu, parties prenantes, équipements de production, matériel d’information, symboles, prix. En détaillant un peu :

1.     Lieu : tout emplacement physique où les parties prenantes sont en contact avec un public ; sur Internet, correspond à un site / blog, et plus généralement à tous les endroits, notamment les réseaux sociaux, où les intervenants laissent des traces de leur présence sur le Web ;

2.     Parties prenantes : tous les intervenants de la filière, des enseignants et formateurs aux aspirants traducteurs-interprètes, des traducteurs-interprètes de métier aux agences de traduction, des clients directs et potentiels aux pouvoirs publics impliqués, jusqu’aux citoyens en général ;

3.     Équipements de production : tout ce qui permet de fournir un meilleur service, comme les équipements matériels, logiciels, plateformes Web, etc. ;

4.     Matériel d’information : brochures, documents en général, pages web d’approfondissement internes à un site, etc. ;

5.     Symboles : du nom au logo, du nom de domaine à la cohérence avec l’image coordonnée d’un intervenant, etc. ;

6.     Prix : expliquer encore et toujours les prix associés au(x) service(s) de façon transparente.

Six volets sur lesquels le cycle stratégique du storytelling a son histoire à dire, aussi bien au plan des contenus (mise en récit), que des contenants (mise en forme). Pour autant communiquer sur la qualité de mon offre de services n’est plus un facteur discriminant !

En effet, aucun prestataire ne dira jamais autre chose, sinon qu’il fournit des services de qualité (considérés par ailleurs comme un acquis par les clients). Donc si tous les prestataires offrent a priori une qualité irréprochable, il n’y a sur ce plan plus aucune différence entre les uns et les autres…

Et si je ne peux plus me distinguer en communiquant sur la qualité, sur quoi communiquer ? Outre sur (mes) services et/ou sur la traduction en général (sensibilisation permanente), je peux  

  •     Communiquer sur (mon) identité
  •     Communiquer sur (ma) marque
  •     Communiquer sur (mon) marché (langues + secteurs)
  •     Communiquer sur (mes) prix (?)
  •     Communiquer sur (mon) contenu
  •     Communiquer sur (mon) message
  •     Communiquer sur (mon) talent

Communiquer, du latin « communis agere » : mettre en commun, partager.

Deux choses importantes qu’il faut toujours garder à l’esprit :

I.      ce que n’est pas le marketing : la panacée, la solution miracle, une action ponctuelle…

II.    ce qu’est le marketing : un accompagnement permanent, une stratégie mûrement réfléchie qui s’inscrit dans la durée, exige constance et inventivité, une boussole pour nous orienter dans le labyrinthe des incertitudes et des peurs, afin d’apprendre à les combattre et les surmonter.

Désormais l’écosystème branding & marketing n’est plus une option qu’on active de temps en temps mais qui doit nous devenir familière, un instrument de choix à apprivoiser destiné à faire partie intégrante de la panoplie du parfait traducteur-interprète !

 

Conclusion

Branding & Marketing sont les deux faces de la même médaille : vous !

Autrefois la médaille était une pièce de métal frappée en l’honneur d’une personne illustre, ou en souvenir d’un fait remarquable, voire le signe distinctif d’un prix, d’une récompense honorifique, ou encore, à Paris, une plaque de métal portée par ceux qui exerçaient certaines professions dans, les rues : médaille de porteur aux Halles, médaille de commissionnaire.

Aujourd’hui, la personne illustre, c’est vous, le fait remarquable, c’est votre carrière, la médaille du traducteur et de l’interprète, c’est votre prix et votre récompense, celle que vous porterez partout avec honneur pour raconter à toutes et à tous la beauté et l’amour de votre métier, sur lequel vous remettrez votre ouvrage, non pas vingt fois, mais cent, mille, autant que de besoin. Polissez-la sans cesse, et la repolissez, aurait dit Boileau : avec patience et longueur de temps, il vous incombe de la forger !



[8] [His] sense of confusion will be familiar to anyone engaged at whatever level with translation in the present moment. The omnipresence of online translation options, the proliferation of smartphone translation apps, the relentless drive towards automation in large-scale translation projects, the fundamental changes in literacy practices as reading migrates from page to screen, the unforgiving instantaneity of electronic communication as responses are demanded 24/7, the ever-changing wardrobe of digital translation props such as endlessly mutating translation memory software – all of these factors contribute to the sense that ‘this feels different’. There may have been changes before but this time, the ‘confusion is more frightening. More total.’

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