vendredi 11 juillet 2025

L'IA supervisée par l'humain : le marketing trompeur des LSP

Hier matin j'ai reçu une communication d'un grand groupe de traduction, et je ne décolère pas depuis ! En gros, le message est le suivant : 

Dorénavant ton travail ne sera plus payé qu'à 30% (voire moins...), quand bien même tu resteras responsable à 100% de la qualité du produit final, car ton expertise reste essentielle pour garantir le maintien du haut niveau qualitatif de nos standards linguistiques...

Bien. Tout est mensonger dans ce message ! Je vais vous expliquer pourquoi. Tout d'abord il y a le discours marketing global des LSP (ces fournisseurs de services linguistiques de faible qualité), censé séduire les clients. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. De vulgaires opérations de communication, qui produisent un écart grandissant entre discours et réalité.

De nos jours, la grande mode c'est de mettre en avant le binôme "IA + humain" :

  • une qualité garantie par des experts humains,
  • une responsabilité maîtrisée dans l’usage de l’IA,
  • une vision éthique du progrès technologique.

Or dans les faits, les LSP sont les Thénardier de la traduction : l’IA n'est utilisée que comme un levier de productivité pour imposer des raccourcissements de délais souvent injustifiés et une baisse considérable tout aussi injustifiée des tarifs versés aux traducteurs, relecteurs ou post-éditeurs. Je ne connais pas le côté "chefs de projets", mais j'imagine qu'ils sont logés à la même enseigne. 

Désormais, le véritable modèle n'est plus "IA + traducteur expert", mais "IA seule + humain exploité et sous-payé". J'ignore ce que ces groupes vendent à leurs clients, mais je doute qu'ils leur présentent les choses sous ce dernier angle...

Non, le vrai moteur c'est la maximisation des marges. Car derrière ce modèle hybride affiché se cache des actions moins honorables :
  • réduire les coûts de production en internalisant les tâches à bas coût (post-édition rapide),
  • accroître les marges sur les missions vendues au client final aux prix "classiques",
  • exercer une pression à la baisse sur les traducteurs, via des tarifs "IA-powered" imposés, ainsi que sur les délais de livraison.
En réalité, le produit IA nous est vendu avec un vice caché. Voire plusieurs… Et par définition, un vice caché est un défaut grave, non visible, existant avant la vente, qui compromet l’usage d’un bien ! Il peut même entraîner des conséquences pénales lorsqu'il est établi qu'il dépend de la mauvaise foi du vendeur, ou pire : d'une fraude, une tromperie, une escroquerie…  

Tout cela n'a plus rien à voir avec un progrès technologique au service de l’humain, qui devrait être l'objectif d'un LSP responsable, mais plutôt avec un transfert de profit en amont, au détriment des tâcherons sur le terrain.

Cette forme d'exploitation est très problématique (comme toutes les formes d'exploitation, du reste), en termes d'éthique (la promesse marketing sert de façade à une dévalorisation systématique du travail humain), de qualité (ce recours "abusif" à l’IA avec des relecteurs mal payés et sous pression détruit la qualité linguistique et culturelle des livrables, tout en nuisant profondément à la formation des traducteurs sur le long terme), de transparence vis-à-vis du client final (rarement informé du contexte professionnel de celles et ceux qui produisent réellement ce qu’il achète), ou encore d'économie du métier (en tirant constamment les conditions de travail vers le bas, en fragilisant, ou mieux, en précarisant les indépendants et en standardisant la médiocrité).

*

Mais il y a un autre aspect lié à la responsabilité à 100% : ce sont les conséquences légales, civiles ou pénales que cela peut entraîner en cas de problèmes ! Normalement, la rémunération devrait correspondre au niveau de risque et de responsabilité : responsable à 100% = tarif plein. Car en droit du travail ou dans une logique contractuelle, plus on est exposé à un risque juridique, plus la rémunération, les garanties ou les assurances doivent être à la hauteur.

Être payé 30 % pour assumer 100 % de la responsabilité, c’est une externalisation abusive du risque, un déséquilibre dû à un rapport de force défavorable pour l'indépendant, et favorable (voire très) pour le grand groupe. De fait, le droit ne protège pas très bien les indépendants ni les sous-traitants, dont certains acceptent un tel compromis par nécessité (ce qui peut rendre la chose « compréhensible », mais en aucun cas « justifiable »), mais ce n'est ni économiquement rationnel, ni moralement défendable.

L'analogie avec certaines tâches ubérisées ou plateformisées, où le donneur d'ordre se défausse de toute responsabilité bien qu'il capte la majeure partie de la valeur, est particulièrement pertinente. Par ailleurs, aucune négociation n'est prévue : c'est comme ça, et pas autrement. Impossible même de limiter sa responsabilité proportionnellement au tarif arbitrairement imposé.

Ce déséquilibre évident soulève plusieurs enjeux :
  • au plan économique : la rémunération ne reflète ni la complexité du travail réalisé, ni les risques assumés, ce qui crée une situation où le traducteur est manifestement sous-payé par rapport à sa contribution réelle ;
  • au plan juridique : l’engagement contractuel tel qu’il est formulé pourrait entraîner une responsabilité illimitée, sans garantie de protection juridique ni aucune couverture d’assurance proportionnée ;
  • aux plans éthique et professionnel : cette forme d'externalisation des risques transfère la charge sur un intervenant moins protégé, sans lui offrir les moyens (techniques, juridiques ou financiers) d’en assumer les conséquences en cas d’incident...
Donc, pour parvenir à une cohérence souhaitable entre responsabilité et rémunération, il faudrait notamment prendre en compte :
  • une meilleure valorisation financière de la prestation,
  • une limitation claire de la responsabilité contractuelle,
  • et une prise en charge partagée du risque entre les parties, proportionnée aux rémunérations respectives.
Sans corriger cette asymétrie, la situation devient injuste, instable et potentiellement dangereuse, tant pour la personne concernée que pour l’organisation dans son ensemble.

*

Irrité par un tel abus de pouvoir, j'ai décidé de rédiger un courrier (légèrement énervé) en français, en anglais et en italien, que vous pourrez utiliser comme bon vous semble si vous vous trouvez dans la même situation.

Français

Machin Chouette Trucmuche,

Je tiens à vous signaler un déséquilibre patent et problématique entre le niveau de responsabilité exigé et le montant de la rémunération proposée. Je suis actuellement tenu de livrer un produit/service dont la qualité finale m’est entièrement imputée, avec une responsabilité pleine et entière sur les plans juridiques, civils et techniques. Cette responsabilité inclut, de fait, toutes les conséquences en cas de litige, défaut ou préjudice.

Or, la rémunération fixée ne représente qu’une fraction (environ 30 %, voire moins) de la valeur réelle de la prestation, ce qui est inacceptable au regard du niveau de risque transféré. Ce type d’accord revient à faire porter à un prestataire indépendant :

  • les charges techniques, opérationnelles et légales,
  • sans garantie de protection ni juste contrepartie financière.

Pour mémoire, un prestataire freelance n’est ni un sous-traitant de complaisance, ni un assureur de vos responsabilités structurelles. Un tel déséquilibre contractuel n’est ni juridiquement équilibré, ni éthiquement défendable.

Je vous demande donc expressément :

  • de réajuster le niveau de rémunération à la hauteur des responsabilités portées,
  • à défaut, de limiter contractuellement ma responsabilité aux seuls éléments effectivement maîtrisables dans mon périmètre,
  • de clarifier les clauses juridiques permettant d'encadrer les responsabilités partagées entre les parties.

Formule de "politesse"...

Anglais

Dear Tom, Dick and Harry,

I wish to formally raise a clear and problematic imbalance between the level of responsibility required and the compensation being offered. I am currently expected to deliver a product/service for which I am held fully accountable for the final quality, bearing full legal, civil, and technical responsibility. This includes, indeed, all consequences in the event of disputes, defects, or damages.

However, the compensation proposed represents only a fraction (approximately 30%, even less) of the actual value of the service delivered — which is unacceptable given the level of risk transferred. Such an arrangement effectively shifts onto an independent service provider:

  • the technical, operational, and legal burdens,
  • without any guarantees of protection or fair financial counterpart.

Let me remind you that a freelance provider is neither a convenient subcontractor, nor an insurer of your structural responsibilities. Such a contractual imbalance is neither legally balanced nor ethically defensible.

I therefore formally request that you:

  • adjust the compensation to match the level of responsibility assumed;
  • failing that, contractually limit my liability to only those elements that are effectively within my control;
  • clarify the legal clauses to properly define the responsibilities shared between parties.

Courtesy formula...

Italiano

Tizio, Caio, Sempronio,

Con la presente segnalo formalmente un squilibrio evidente e problematico tra il livello di responsabilità richiesto e il compenso offerto. Attualmente mi si richiede di fornire un prodotto/servizio la cui qualità finale è interamente sotto la mia responsabilità, assumendomi piena e incondizionata responsabilità legale, civile e tecnica. Ciò include, di fatto, tutte le conseguenze in caso di controversie, difetti o danni.

Il compenso proposto, però, rappresenta solo una frazione (circa il 30%, anche meno) del valore effettivo del servizio fornito, il che è inaccettabile dato il livello di rischio che mi viene trasferito. Un simile accordo scarica di fatto su un fornitore indipendente:

  • gli oneri tecnici, operativi e legali,
  • senza alcuna garanzia di protezione o di una controparte finanziaria equa.

Vi ricordo che un freelance non è né un subappaltatore di comodo, né un assicuratore delle vostre responsabilità strutturali. Un tale squilibrio contrattuale non è né giuridicamente equilibrato né eticamente difendibile.

Vi chiedo pertanto espressamente:

  • di adeguare il livello del risarcimento in modo commisurato alle responsabilità assunte; 
  • in mancanza di ciò, che la mia responsabilità sia contrattualmente limitata ai soli elementi effettivamente sotto il mio controllo;
  • di chiarire le clausole legali che regolano le responsabilità condivise tra le parti.

Formula di cortesia

*

Pour conclure, je ne peux que me dire (en rêvant) qu'il suffirait qu'aucun traducteur n'accepte ce genre d'offre pour rapidement démasquer le "haut niveau qualitatif" absent des standards linguistiques de nos chers LSP, qui n'existe que grâce à notre travail (lorsqu'il est payé comme il se doit)...  



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