Je suis en train de rédiger un livre blanc sur la "gamification" (mot dont j'ai horreur, soit dit entre nous, mais ludification ne change pas grand chose).
Or en réfléchissant à la manière d'articuler mes idées, je me suis dit qu'il serait bon de trouver des exemples de gamification avant l'heure, pour expliquer que l'introduction de l'aspect ludique dans des situations réelles n'a pas attendu l'apparition du terme pour exister.
Et en bon traducteur j'ai d'abord pensé à "jouer sur les mots", et la première chose qui m'est venue à l'esprit a été la fameuse pub OMO Micro (Tutti rikiki maousse costo !), qui a marqué les esprits en mettant en scène des chimpanzés parlant le poldo-moldave :
Puis en poursuivant mes recherches, je tombe sur la déclaration d'un mec qui assure le plus sérieusement du monde que la loi Toubon avait obligé les créatifs à traduire le polod-moldave en français, juste avant de découvrir la personne qui a inventé tout ça !!! Explications ici.
Elle s'appelle Dominique Cozette.
Elle tient un blog (désopilant), je la contacte, et elle dément catégoriquement l'info, qui s'avère n'être qu'une intox :
Ce langage, ... inventé par moi, a demandé beaucoup de force de persuasion pour que le CSA (je crois qu’il s’appelait autrement à l’époque) l’accepte mais, une fois que l’accord a été reçu, nous n’avons subi aucune pression.
Je vais quand même essayer de contacter Ph. Legendre pour qu’il arrête de colporter ce genre d’infos. Ça la fout mal quand on est dans un institut de recherche !Monsieur Legendre, si vous nous lisez...
Ceci dit, en pensant que l'occasion était trop belle pour ne pas être saisie, je lui propose de l'interviewer, et très gentiment elle accepte.
Voici donc ses 10 réponses à mes 10 questions !
1. Lorsque l'on cause poldo-moldave, quelle est l'étymologie du terme, et notamment du préfixe. Pourquoi moldave certes, mais aussi et surtout, d'où vient le "poldo" ? Car en italien, même si on ne le rencontre pas dans les dictionnaires, "poldo" a un peu le même sens que "wimpy" en anglais, c'est d'ailleurs pour cette raison qu'en italien l'ami de Popeye, le Gontran français, s'appelle Poldo. Du reste, l'homophonie rappelle un peu "poltron", qui vient de l'italien, et avec le même sens.
Le terme poldomoldave s’est imposé à moi comme un bout de mélodie à un compositeur. Il fallait juste donner un nom à ce langage pour éviter de dire “le charabia des singes” ce qui n’était pas très fun.2. En faisant des recherches sur le poldomoldave, j'ai découvert que le langage avait d'abord été appliqué à des humains, mais que les résultats testés sur le public avaient été décevants. Les singes ne sont arrivés que dans un deuxième temps. Extrait :
« Les créatifs, en voyage au Maroc, se rendent compte qu’ils comprennent presque mot pour mot les pubs lessivières marocaines, pourtant en arabe. Et pour cause, les mécaniques sont strictement les mêmes que celles des pubs françaises ! D’où l’idée d’inventer un nouveau langage qui pasticherait le langage traditionnel des ménagères. Le langage est inventé et appliqué à des humains. Les tests sur dessins animés fonctionnent très bien, et les films sont produits. Mais l’étape suivante est surprenante : les films de nouveau testés, s’avèrent décevants. Les consommatrices estiment qu’on les ridiculise avec un pareil langage. Confrontés au choix de devoir renoncer ou d’aller plus loin, annonceur et agence décident de pousser la logique à son terme et proposent de conjuguer ce langage avec des chimpanzés. Le principe est simple : les singes doivent reproduire les situations quotidiennes qu’on trouve généralement dans des pubs lessivières « banales » et imiter scène pour scène les mécaniques traditionnelles de ces dernières. »
Est-ce que cette chronologie est juste ? Dans ce cas, est-ce que les mécanismes de création du néolangage ont été modifiés en passant des humains aux singes, ou est-ce que ça n'a absolument rien changé d'un point de vue créatif, notamment pour les campagnes successives ?
Un peu déformé : en voyant un film de lessive egyptien lors d’un festival et comprenant l’histoire, je me suis amusée à faire un pastiche de film lessive pour Omo, d’autant que le “client” était toujours en train de nous réclamer un nouveau “langage” (sens large = nouveau style) pour ce genre de produit.
Je lis mon idée au directeur de création et aux responsables, ils sont écroulés de rire, et moi qui croyais juste faire un gag, je le raconte ensuite au client, complètement emballé. On fait le story board, tests OK, puis l’animatic, test OK. Puis on réalise. Le premier film est réalisé par Jean-Michel Ribes, casting excellent, mais au final, on n’est pas convaincus. L’agence prend sur elle de le faire refaire par Pascal Thomas. Même déception... Je suis mal à l’aise, ça cloche.
Mais miracle ! le client nous annonce que de toute façon, on ne le passe plus car ils vont lancer Omo Micro. Et là, il faut frapper fort car Omo est très mal. Et c’est ma directrice artistique (on travaille toujours à deux), qui va trouver l’idée du singe (un gorille) pour signifier “maousse costo”. Le test marche super bien. On passe au film et donc, on change les humains par des singes et là, bingo ! Ça devient une vraie idée forte.
Les ménagères testées ont toujours été enthousiastes sur l’idée car c’est l’homme, et non la femme, qui lave le linge et elle se projettent dans le couple.3. À propos de la mécanique créative, pourriez-vous détailler un peu la manière dont ça se passait : un story-board en amont avec des contraintes de communication, le message doit être celui-ci et pas celui-là, un parcours extrêmement balisé, ou bien les choses étaient-elles davantage laissées à votre imagination et capacité d'inventer les situations et les dialogues ?
À partir du brief, la création est entièrement faite par les créatifs. La création commence par des scripts. Si elle est acceptée (il peut y avoir plusieurs idées), on fait un story-board, soumis au client. S’il est accepté, après test souvent, il peut y avoir un animatic ou, moins cher, un board filmé avec des voix qui disent le texte.
Le langage, par rapport aux humains, s’est simplifié, non pas à cause des singes, mais par une remise en question permanente : ça doit être simple, assez compréhensible et mémorisable. C’était même plus facile qu’en français car personne ne se risquait à me proposer des mots.4. Sur la création des mots et des phrases, pourriez-vous être plus précise sur leur formation d'un point de vue technique : mix de préfixes-suffixes, d'anglais phonétisé, d'onomatopées, etc. Y a-t-il une retranscription "officielle" des campagnes quelque part (vu les différentes possibilités de les orthographier) ?
Je faisais ça un peu au pif, j’ai écrit beaucoup de chanson, je trouve des idées facilement, ça se faisait comme ça. Je me suis créé un carnet de mots possibles. Dès que j’entendais un mot en argot, ou familer, ou rigolo, je le consignais pour avoir des réserves au long de la campagne. La grammaire est très limitée. C’est un langage enfantin et surtout, il se rapporte à une situation concrète. Quand les variétés de la gamme se sont sophistiquées, il était impossible de les traduire, comme les parfums, les diffuseurs de je ne sais quoi... Une voix-off le disait en français.
Je n’ai plus les textes mais si vous avez le courage de retranscrire des films, je veux bien les corriger.5. Vous m'avez confié dans un précédent message que cette campagne avait reçu beaucoup de prix, "notamment celui de la meilleure contribution à la langue française par Bernard Pivot !". Avez-vous connaissance d'études ou de thèses universitaires qui l'ont analysée ? Y a-t-il des liens sur le Web ?
J’ai reçu beaucoup d’étudiants qui faisaient leur thèse sur ce sujet. Mais vu le temps que ça me prenait, en plus je faisais des copies pour les images, et sachant que pas un étudiant ne m’a envoyé sa thèse, j’ai tout refusé l’année d’après. Donc, je ne sais pas. Il y a eu le grand prix Effie, voir sur le lien, qui raconte l’historique de la marque le dernier paragraphe qui concerne les prix notamment.
Un livre du premier grand prix Effie reprend les campagnes primées cette année là et détaille sur un chapitre entier la stratégie de cette campagne. Tapez aussi “Omo Micro” sur Google et vous aurez plein de vidéos des films.6. Selon différentes études que j'ai pu trouver sur Internet, toutes s'accordent à reconnaître qu'à la fin des année 80 Omo était une marque vieillissante, en perte de vitesse et qui arrivait un peu à la traîne des lessives concurrentes, notamment Ariel et Skip. Or les campagnes successives des chimpanzés polodomoldaves ont complètement - et durablement - retourné cette situation, puisque la saga en 5 épisodes a été un succès incomparable à tous les niveaux : image rajeunie de la marque, capital sympathie renouvelé, retour des parts de marché aux niveaux de 10 ans auparavant, +25% de ventes entre 1990 et 1993, etc. Mais surtout, en termes de perception auprès du public, un accueil incomparable qui a laissé loin derrière toutes les autres publicités, un "vrai tabac" selon vos propres mots (voir la partie "Souvenir spontané / Publicité préférée" dans l'étude).
Donc pourquoi l'aventure s'est-elle arrêtée si vite ? En avez-vous conçu de l'amertume ? Et compte tenu des formidables répercussions pour Lever, penez-vous que votre travail ait été reconnu à sa juste valeur ?
Il faudrait que vous trouviez le bouquin de l’Effie.
Ça a duré plusieurs années et il y a eu beaucoup de films, souvent des petites séries de 5/6 films différents, dont une série dans un vrai décor de ville avec des voix qui étaient + proches des voix humaines ordinaires. Puis il y en a eu un, génial je trouve, où les singes, 2 amoureux, font du tandem dans la campagne normande en fleur tandis que la voix de Mireille (pas Mathieu) chante “le petit chemin qui sent la noisette”.
Les films Omo, ça va, on en a fait suffisamment pour être satisfaits. Ça devenait de + en + difficile car le budget diminuait. La faute au succès : pour un film Omo, il fallait passer 7 fois une autre marque de lessive pour le même taux de notoriété. Résultat : un plus petit budget suffisait.
Et puis les lessiviers ne cessent d’inventer des trucs pour surenchérir, des trucs techniques qui n’ont déjà aucun sens en français, alors en poldo-moldave ! Oui, Lever a toujours applaudi cette campagne. J’ai su, longtemps plus tard, qu’ils avaient donné une énorme prime à l’agence pour nous récompenser. Or, cette prime (énorme !) est restée dans les poches des chefs...7. En fait, face à un succès de cette ampleur, il est difficile de comprendre pourquoi tout s'arrête si brusquement. J'ai visité le site "institutionnel" d'OMO, qui a l'air de se porter comme un charme, soit dit en passant, or je n'ai trouvé aucune trace du "charabia des singes". À votre connaissance, le groupe Unilever en parle-t-il quelque part sur ses sites ? Dans la négative, quelle est votre explication sur ce "silence" ?
Ça n’a pas été brutal, ça a shunté doucement vers l’arrêt. En même temps, l’agence fusionnait, c’était la crise dans la pub, les marques coupaient les budgets et Lever a regroupé des marques moyenne et bas de gamme dans une même création. Donc tout était à remettre à plat puisque la création devenait internationale. Adieu les singes. Le budget est partie à Londres. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui.
Ce n’est pas Omo qu’il faut chercher, mais Omo Micro, c’est la marque avec les singes.8. Pensez-vous qu'il serait possible de répéter une telle réussite : nouvelle langue, nouveaux personnages, nouvelles situations, nouveaux produits, etc. ? Ou bien selon vous le poldomoldave est destiné à rester un OVNI dans le panorama publicitaire français et mondial (puisque selon vous les tentatives de traduire ça approximativement en “poldomolve US” n'ont pas été concluantes) ?
La pub a complètement muté aujourd’hui. Comme tout. Il n’y a plus de construction d’image de marque, la qualité ou l’affectif ne sont plus des critères de choix, les supports se sont démultipliés, on n’est plus captif devant un écran de pub. Les idées sont délaissées par rapport aux possibilités techniques infinies. Non, je ne crois pas que ce soit renouvelable de cette manière, car on avait cassé un code, à l’époque. Ça avait sidéré les gens qui ne savaient trop que penser du premier spot. C’est la grosse vague d’abribus, un singe superbement photographié dans différentes tenues “sales” , en abribus, qui a enfoncé le clou. Les gens (les autres lessiviers compris) se sont dit : ça,c’est une vraie campagne de pub.
Aujourd’hui, on fait plutôt des coups. C’est du court terme. Omo, contrairement à vos souvenirs, ça a duré plusieurs années, elle s’est ancrée dans l’esprit des gens : c’est par sa durée aussi qu’elle est devenue culte. Je ne sais pas s’il y a quelque chose à révolutionner aujourd’hui mais je me trompe forcément, un jour on va voir un truc énorme arriver ! Ou pas.9. Vous précisiez dans un de vos précédents messages que vous avez été « la seule personne, aussi bien à l’agence que du côté Lever, à avoir travaillé sur cette campagne Omo du début à la fin ». J'imagine pourtant que certaines décisions ont été prises en équipe, qu'il a dû y avoir des séances de brainstorming pour identifier les thèmes, etc. Ou cette solitude a-t-elle été une condition sine qua non à la réussite du processus créatif ? Ceci dit, en amoureux des mots, je suis persuadé que les gens qui font mon métier - traductrices et traducteurs de tous poils dont les mots sont la matière première -, doivent être envieux face à vos capacités créatives. Peut-être voudrez-vous rajouter un conseil, un dernier mot à leur intention...
La seule, je ne voulais pas dire solitaire. Mais il y a du turn-over énorme chez l’annonceur et à l’agence et j’étais toujours face à de nouveaux interlocuteurs. Même les directeurs de mon agence ont été remplacés, même ma directrice artistique qui a fait partie d’une charrette. J’étais (je suis) la seule personne à connaître l’historique de cette aventure de bout en bout. J’étais devenue l’experte car j’avais tout vécu, même les résultats des études puisque avant d’être créative j’étais psychologue puis chargée d’études. Peut-être cela m’a t-il bien aidée puisque je pouvais préjuger des résultats des tests et en discuter avec les responsables.
Il n’y avait pas de séances de brainstorming sur cette marque puisque son domaine, sa cible, son expression étaient établies. Il y en avait peut-être chez l’annonceur pour créer de nouvelles gammes, avec de nouveaux parfums, je ne sais pas...
En tout cas, c’était toujours pareil : le client donne le brief aux commerciaux agence avec les avantages produit, les plus. Eux le transforment en brief créatif : “que doit-on communiquer” et hop, on se met au travail mon directeur artistique et moi. C’était très simple.
Pas de conseil à donner, non. Les gens qui aiment les mots sont riches et chacun gère sa richesse comme il veut.10. Nous voici arrivés au terme de ce questionnaire. Souhaitez-vous mentionner autre chose en rapport avec cette formidable aventure, quels sont les souvenirs que vous en gardez, positifs et/ou négatifs ? Et toute cette histoire a-t-elle été à l'origine de rencontres humaines qui vous ont marquée ? A-t-elle influé la suite de votre parcours ?
Ce fut une très belle aventure car elle montre que, quel que soit le domaine traité — et Dieu sait que personne ne voulait faire de création pour les lessives — il y a toujours moyen de le faire de façon créative. Mais, et c’est essentiel, il y a eu conjonction de gens intelligents : un directeur de création et des commerciaux qui y croyaient, des clients qui ont tout de suite senti l’idée, même le grand patron d’Unilever qui n’a pas une fois hésité à lancer la campagne. Et puis des acheteurs qui, par sympathie, achetaient le produit.
Ce n’est que du positif. J’ai rencontré des singes extrêmement attachants, je ne plaisante pas, je les revoyais, ils vieillissaient, j’en ai connu bébés, on les retrouvait jeunes adultes. J’étais bien considérée car ça me “posait” tout de suite et c’est important dans le boulot quand on est pris au sérieux. J’ai eu des interviews sympas, des articles un peu partout, on a fait un disque aussi (mais il n’est pas sorti à cause de la bêtise d’un commercial). Et puis les tournages à Los Angeles, ça c’était top. Plus tard, on a fait venir les singes en France et à Prague, c’était à chaque fois des aventures hors normes avec des gens très sympas. C’est le meilleur souvenir de ma carrière publicitaire.Dominique Cozette, je vous remercie vivement d'avoir bien voulu répondre à ces quelques questions, et soyez assurée de mon admiration pour la créativité dont vous avez su faire preuve.
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