Dans le sillage de mon précédent billet sur les dangers encourus par notre profession, j'ai décidé de m'attaquer à la problématique du « grand remplacement » des traducteurs par l'IA, dans ce nouvel univers impitoyable (comme on disait à Dallas) où les acteurs dominants ne sont plus les meilleurs traducteurs, mais les meilleurs systèmes intelligents de traduction/production : donc si ce n'est pas encore le « grand remplacement », c'est a minima le « grand chamboulement »...
D'une manière générale, le « grand remplacement » concerne beaucoup de métiers, rendus obsolètes par la transformation massive du marché du travail due à l'IA, et les nombreuses peurs que cela suscite sont légitimes, parfois exagérées, certes, mais bien réelles. IBM, qui a également décidé de devenir une société AI-first, vient juste de supprimer 8000 emplois (soit env. 3% de ses effectifs) dans le cadre d'une restructuration, après avoir automatisé leurs fonctions grâce à l'IA. La nouvelle philosophie du big boss d'IBM, Arvind Krishna, est « ready-to-be-fired », tenez-vous prêts à être licenciés... À bon entendeur, salut !
Donc, pour en revenir aux traducteurs, le principal problème aujourd'hui est la conduite des LSP, qui recherchent essentiellement le coût minimal (survivre), alors qu'ils devraient tabler sur la valeur maximale (bâtir pour l'avenir), à savoir la valeur réelle du travail linguistique.
En se plaçant comme intermédiaires entre leurs clients et les traducteurs auxquels ils font appel, les LSP ont une triple responsabilité (notamment en termes de transparence contractuelle quant à l'utilisation de l'IA) : 1) vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs collaborateurs internes ; 2) vis-à-vis de leurs clients ; 3) vis-à-vis de leurs collaborateurs externes.
Convention d'usage : je continue d'employer le sigle anglais LSP (Language Service Providers) pour faire une distinction entre les grands groupes fournisseurs de services linguistiques (qui facturent auprès de milliers de clients des dizaines et des centaines de millions d'euros ou de dollars, Transperfect a même dépassé le milliard de $ de CA) (voir le tableau ci-dessous pour les principaux) et les traducteurs qui, après tout, sont eux aussi des prestataires de services linguistiques...
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1) Responsabilités des LSP vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs collaborateurs internes
En tant que traducteur, je n'ai absolument aucune visibilité sur la façon dont les LSP pour qui je travaille forment et exploitent leurs moteurs de traduction automatique, j'imagine que ce doit être un mix entre ressources internes et externes, à la fois neuronales et d'IA générative.
Or quelle que soit la réalité actuelle, tôt ou tard, tous n'utiliseront plus que l'IA. C'est dans cette perspective que je me place pour rédiger ce billet. Il s'agit de savoir s'ils s'en serviront dans une logique de complémentarité ou de remplacement, et où mettront-ils le curseur. That is the question, disait quelqu'un...
Pour un LSP, le recours à l'IA comporte différentes menaces : réduire peu ou prou la part humaine dans la traduction peut en compromettre la qualité, la durabilité ainsi que la valeur réelle des services offerts, auquel cas un « grand remplacement » s'avérerait contre-productif, y compris économiquement et stratégiquement, d'où un risque réputationnel important (erreurs d'IA, traductions erronées, absurdités culturelles, contresens juridiques ou médicaux et conséquences, y compris financières et pénales, hallucinations, biais, problèmes de sécurité, fuites de données, risques éthiques, y compris en termes de propriété intellectuelle, etc.).
En tant qu'entreprise à part entière, tout LSP a des responsabilités envers ses collaborateurs internes (chefs de projets, linguistes salariés, gestionnaires qualité, etc.) pour développer son propre modèle économique et sa vision à long terme dans un secteur en plein bouleversement. Pour être crédible, il doit d'abord commencer par être cohérent avec les valeurs qu'il professe :
Éthique et transparence dans la gestion
- Assumer une stratégie claire et responsable : ne pas sacrifier la qualité sur l’autel du volume ou des marges à court terme
- Mettre en place une gouvernance éthique, avec des décisions cohérentes entre le discours externe (qualité, fiabilité) et les pratiques internes
- Éviter les dérives opportunistes (exploitation des ressources, opacité contractuelle, dumping tarifaire…)
Formation et développement des compétences internes
- Accompagner la montée en compétences des chefs de projet, relecteurs, linguistes internes
- Fournir des outils adaptés, des temps de formation et une culture de la qualité
- Encourager une compréhension linguistique réelle, et pas uniquement une gestion de flux
Valorisation et bien-être des collaborateurs internes
- Offrir un cadre de travail stable, motivant, où les équipes se sentent respectées et reconnues
- Limiter la pression excessive sur les délais, les volumes ou les outils
- Promouvoir une culture d’équipe fondée sur la collaboration, pas la compétition
Vision stratégique à long terme
- Ne pas se laisser piéger par des logiques de volume au rabais
- Investir dans l’innovation linguistique sans sacrifier la qualité humaine
- Anticiper les évolutions du secteur (intégration de l’IA, exigences RSE, diversification)
En bref, un LSP responsable vis-à-vis de lui-même et de ses collaborateurs :
- a une gouvernance éthique et claire
- investit dans les ressources humaines, pas seulement matérielles
- construit un environnement de travail respectueux, motivant et cohérent
- assure sa croissance sur la base de valeurs durables, pas d’opérations opportunistes
Tout ce qui précède devrait donc se concrétiser dans une charte contractuelle équitable et lisible (en interne comme en externe), or ce que je sais par expérience me dit exactement le contraire : lors de leurs acquisitions et absorptions successives, les grands groupes en profitent à chaque fois pour revoir les contrats de leurs nouveaux employés, à la baisse il va sans dire ! Et ils ne leur laissent aucun choix : soit t'acceptes soit t'es licencié(e) (ready-to-be-fired)...
Ceci pour la pratique.
Nous sommes vraiment entrés dans l'ère de l'ingénierie financière et managériale appliquée à la traduction, mais qui n'a plus rien à voir avec la traduction, où le langage est désormais traité comme une "commodity", un produit de base, de consommation courante, interchangeable et peu différencié, standardisé et scalabe, avec des remises au kilo (je plaisante à peine), où la technologie compte (bien) plus que les personnes, plutôt qu’un bel acte de communication humain et culturel.
Les discours marketing accrocheurs et fallacieux d'un côté, la réalité pure et dure de l'autre...
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2) Responsabilités des LSP vis-à-vis de leurs clients
Les clients attendent des LSP plus que des traductions : une valeur métier, une fiabilité constante, une vraie capacité à saisir les enjeux qui sont les leurs. Les LSP sont des intermédiaires, certes, mais pas de simples passeurs de commandes, plutôt des facilitateurs stratégiques censés garantir la qualité, l'efficacité et la valeur ajoutée tout au long du processus de traduction. Ils doivent être capables d'appréhender, d'analyser et de gérer les besoins et les objectifs des clients, leurs attentes, leur public cible, le ton souhaité, les contraintes techniques (formats de fichiers, etc.), et de les conseiller sur les meilleures approches (traduction humaine, post-édition de TA, IA générative), en les informant toujours lorsque le binôme MTPE-IA est utilisé sur un projet, et en leur communiquant régulièrement l'avancement des projets.
Leurs engagements doivent répondre à des finalités de communication précises :
- Comprendre leurs exigences réelles et les satisfaire de manière pertinente (analyse des besoins en amont, clarification des zones d’ambiguïté, livrables correspondant aux usages réels du client)
- Communiquer de façon claire et respectueuse (établir une relation fondée sur la transparence et la confiance)
- Garantir un haut niveau qualitatif, sans compromis (produit linguistique fiable, conforme, à forte valeur ajoutée)
- Protéger l'image des clients, leurs données, leurs stratégies (confidentialité, éthique, sécurité)
- Les accompagner dans la durée, en véritable partenaire, et non pas comme un fournisseur interchangeable (conseil stratégique)
J'ignore ce que les LSP vendent réellement à leurs clients. J'ose juste espérer qu'ils ne les trompent pas sur la marchandise, en spécifiant contractuellement pour chaque mission la nature exacte de la prestation : traduction à 100%, ou MTPE mâtinée d'IA assurée par un finisseur ? Autrement dit le post-éditeur de traduction automatique, soumis à la double contrainte des prix bas et des délais irréalistes, et responsable de fournir, assez souvent en dépit du bon sens, un résultat final d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine...
La seule conclusion est qu'au fil des ans, je présume que les clients sont satisfaits, mais cette satisfaction se fait sur le dos des traducteurs-prestataires, dont la qualité des conditions de travail n'a cessé de se dégrader considérablement, et ça continue : la pente est plus glissante que jamais !
Nous sommes même en train de passer le cap de l'effet Mozart, dont la limite me semblait pourtant intangible vu l'incompressibilité de certains délais d'exécution, que la technologie et la productivité galopantes n'auraient jamais pu dépasser (et encore moins sans l'intervention humaine). Pour rappel :
Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !
Seule certitude, si ce seuil est franchi, la qualité s'en ressentira forcément (elle s'en ressent déjà, selon moi), IA ou pas IA...
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3) Responsabilités des LSP vis-à-vis de leurs collaborateurs externes
Voici quelques-uns des exemples tirés de mon expérience personnelle :
- On m'a récemment proposé la traduction d'états financiers de l'anglais au français, avec de nombreux tableaux pleins de chiffres. Les chiffres étant considérés comme des correspondances à 100%, ils ne sont pas pris en compte dans le tarif. Or dans cette combinaison linguistique, il faut changer TOUS les chiffres : mettre en français un espace insécable à la place de la virgule anglaise (qui marque les milliers), et une virgule à la place du point comme séparateur décimal. J'ai donc commencé un "dialogue" par courriel avec mon chef de projet pour demander de calculer tous ces tableaux dans le tarif, vu le temps considérable nécessaire pour effectuer toutes ces modifications. Après plusieurs courriels échangés sans qu'il ne me réponde jamais sur le fond, il m'a purement et simplement retiré le projet, alors que j'avais déjà traduit 800 segments... Un comportement grossier et inacceptable, pas professionnel pour un sou, un peu comme quelqu'un qui vous raccroche au nez en pleine conversation. Dans ce cas, le LSP devrait veiller à mieux former son personnel en interne !
- Dans les instructions liées à la post-édition de traduction automatique, il est précisé de relire les correspondances à 100% de la mémoire de traduction pour en vérifier la validité. Gratuitement, c'est clair. Or la relecture a un tarif d'environ 1/3 par rapport à la traduction, cela devrait naturellement être calculé. Pourquoi donc prétendre d'un traducteur qu'il travaille gratuitement en plus d'être déjà très mal payé ?
- Une traduction récente à 150€ m'aurait été payée 400€ il y a un ou deux ans, soit une baisse de 63%, pouvant facilement aller jusqu'à 70 ou 75% dans de nombreux cas !
- Je marrête là mais pourrais en remplir des pages...
Transparence contractuelle
En réalité, les LSP ont brillamment résolu le problème de la quadrature du triangle, cette "antique" manière de négocier les tarifs et les conditions de travail entre agences et traducteurs résumée dans l'adage suivant : entre COÛTS, DÉLAIS et QUALITÉ (cités par ordre d'importance), prenez-en deux et oubliez le troisième…
En clair, ces trois facteurs sont interdépendants, si vous en privilégiez deux, le troisième en souffrira :
- qualité + délai → le coût augmente : pour tenir le délai sans sacrifier la qualité, vous payez plus cher la traduction
- qualité + coût → le délai s’allonge : pour satisfaire les exigences en termes de coût et de qualité, il faut laisser plus de temps au traducteur
- délai + coût → la qualité baisse : pour une traduction rapide à bas prix, la qualité sera sacrifiée
Or avec les LSP plus aucun de ces facteurs ne peut être négocié, il leur faut les trois à la fois (une traduction parfaite livrée vite et très peu payée), c'est ça ou rien, soit tu acceptes nos conditions soit on ne t'appelle plus ! « Ready-to-be-fired », tenez-vous prêts à être mis de côté....
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Donc, à l'heure actuelle, loin de tous les discours marketing destinés à impressionner la galerie, la réalité des LSP est diamétralement opposée à l'image qu'ils souhaitent donner d'eux. Leur prétention incessante d'obtenir le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière est fondamentalement problématique, mais, surtout, irréaliste et irrespectueuse, allant à l’encontre des principes de durabilité de leur modèle économique, de professionnalisme et de qualité.
Une approche saine consisterait à négocier clairement les priorités : si le budget est bas, il faut plus de temps ; si le délai est serré, le prix doit suivre ; si la qualité est non négociable, elle doit être valorisée à sa juste hauteur. Cette triple prétention constante ne permet pas d’atteindre un niveau de qualité professionnelle dans des conditions viables, ni de garantir un travail rigoureux, respectueux des standards de qualité et fidèle aux attentes du client final.
- travailler très vite pour peanuts fait automatiquement baisser la qualité (moins de relecture, moins de recherches terminologiques, aucune motivation pour travailler ainsi)
- être très peu payé n'est pas rentable pour un professionnel compétent
- exiger la perfection dans des conditions de travail déplorables n'est qu'une exploitation déguisée : niveau d'exigence maximal, sans rémunération à la hauteur
- « Nous livrons des traductions irréprochables, effectuées par des experts natifs, dans tous les domaines. »
- « Nous traduisons vos documents en un temps record, 24h/24, 7j/7. »
- « Des tarifs attractifs pour toutes vos langues et projets. »
- « Nous utilisons les meilleures technologies de TAO, d'IA et de gestion de projets. »
- « Notre force : un réseau mondial de professionnels qualifiés dans toutes les combinaisons linguistiques. »