lundi 26 mai 2025

Traducteur : un métier en voie de disparition ?

De même que j'écrivais, dans mon précédent billet, les (post)-éditeurs ne sont pas des traducteurs, aujourd'hui je peux l'affirmer : les traducteurs ne sont plus des traducteurs ! Tout juste, à la limite, des post-éditeurs manqués, de simples "finisseurs", professionnellement sous-évalués et financièrement sous-payés...

Il faut avant tout faire une distinction essentielle entre traduction littéraire et traduction technique. Pour les traducteurs littéraires, il est clair que la post-édition de traduction automatique n'est pas de la traduction. Pas à la hauteur de ce que doit être la traduction littéraire ! En revanche, les LSP prétendent des post-éditeurs qu'ils produisent une post-édition finale d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine et qu'ils en assument la responsabilité, tout en les payant de 50% à 75% moins cher que pour une traduction standard par rapport aux périodes précédentes...

Autrement dit, non seulement ils prétendent avoir le beurre et l'argent du beurre et trouvent ça normal, mais en plus ils veulent le sourire de la crémière. Et gare à protester, sous peine de ne plus se voir confier aucune mission !

Comment donc a-t-on pu en arriver là ? Et pourquoi, sur le principe, la traduction technique devrait-elle être traitée différemment de la traduction littéraire ?

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1. Comment a-t-on pu en arriver là ? 

En fait, la question, elle est vite répondue : nous sommes passés entre-temps de la traduction artisanale à l’industrie linguistique, et les LSP, qui sont devenus des industriels de la traduction, pratiquent désormais l'ingénierie financière et managériale appliquée à la traduction plutôt que la traduction elle-même.  

Si l'on remonte une cinquantaine d'années en arrière, la traduction était largement artisanale, réalisée par des traducteurs individuels ou de petites agences locales, uniquement à la main (le seul outil étant la machine à écrire, puisque le traitement de texte n'est apparu que vers la fin des années 80 avec la démocratisation grandissante des ordinateurs personnels), pour le plus à destination de marchés restreints au niveau de la ville, voire régional dans le meilleur des cas.

Or durant la décennie 1990-2000, trois phénomènes majeurs vont changer la donne :

  • La mondialisation des échanges et la numérisation des contenus
  • L’apparition et la généralisation des outils de TAO (traduction assistée par ordinateur)
  • L’émergence des fournisseurs de services linguistiques (LSP = Language Service Providers) comme nouveaux acteurs globaux
Premier phénomène : l’internationalisation des entreprises a entraîné une explosion de la demande en communication multilingue. De même, l’essor du web, de l’e-commerce et des logiciels a créé de nouveaux besoins : localisation de sites, d'interfaces, de notices, dans des dizaines de langues, avec un contenu non seulement imprimé, mais dématérialisé, évolutif, distribué mondialement. À partir de là, la traduction devient un processus stratégique dans la chaîne de production globale.

Deuxième phénomène : avec les mémoires de traduction, les outils de gestion terminologique et la segmentation automatique des textes, les outils de TAO ont structuré le travail en permettant de gagner du temps, d’améliorer la cohérence et de réduire les coûts sur les contenus répétitifs. Donc si d'un côté la traduction devient optimisable et réutilisable (véritable processus industriel), de l'autre ce n'est plus qu'une brique, une composante du processus de localisation, qui va bien au-delà de la simple traduction.

En clair, la localisation se pense en termes d’expérience utilisateur locale, pas juste de texte traduit :

  • Traduction des contenus
  • Aménagements techniques (formats, interfaces, compatibilité logicielle)
  • Normes locales (unités de mesure, monnaies, formats de date/heure, etc.)
  • Marketing local (ton, références culturelles, images pertinentes)
  • Conformité légale (mentions légales, RGPD, exigences locales)
  • Tests linguistiques et fonctionnels (sur logiciels, applis, sites)
  • Adaptation des modes de paiement, des conditions de livraison, des références culturelles, des interfaces, des commandes, etc.

Face à une montée en gamme aussi puissante et rapide, de nombreuses agences traditionnelles, souvent restées artisanales, n’ont pas suivi le rythme. Incapables d'investir suffisamment dans les nouvelles technologies et dans des ressources humaines adéquatement formées, elles ont conservé trop longtemps des modèles économiques rigides, centrés sur le papier et le relationnel local. D'où la difficulté, voire l'impossibilité, de gérer des projets multilingues complexes, avec l'inéluctable perte de compétitivité qui s'en est suivi face aux plateformes internationales. Par ailleurs, les multinationales préfèrent traiter avec un seul prestataire pour déployer leurs produits et services partout dans le monde (ship once), plutôt que d'avoir un interlocuteur par pays...

Troisième phénomène : l'émergence de fournisseurs de services multilingues à grande échelle, qui sont à la fois agences, ingénieurs, plateformes, etc., et ont su s’adapter à un monde globalisé, numérisé et industrialisé, en offrant des services plus rapides, plus larges et souvent moins chers tout en articulant la production linguistique comme une chaîne industrielle structurée, mondialisée et technicisée, a profondément transformé l’univers de la traduction, tant sur le plan économique que technologique, organisationnel et professionnel.

Nous le savons, la nature a horreur du vide. Ainsi, là où les agences ont laissé la place, les LSP l'ont immédiatement occupée, en industrialisant les processus linguistiques, en développant les chaînes de production, en automatisant les flux et, de plus en plus, la gestion de projets multilingues complexes, et en introduisant une sous-traitance massive, d'où une dépendance moindre à la qualité individuelle du traducteur, désormais traité comme un service externalisé parmi d'autres, standardisé et géré à l’échelle mondiale.

Last but not least, l'adoption par tous ces grands groupes de la traduction automatique (TA) statistique, puis neuronale, a d'abord relégué la tâche du traducteur à celle de post-éditeur de traduction automatique, et désormais, avec l'arrivée de l'intelligence artificielle dans la TA, au rôle encore plus dévalorisant de simple "finisseur"...

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2. Pourquoi, sur le principe, les traducteurs techniques devraient-ils être traités différemment des traducteurs littéraires ?

De prime abord, il est évident que traduction technique et traduction littéraire ont des finalités, des méthodes, des compétences et des contraintes distinctes, et répondent à des logiques fonctionnelles et expressives radicalement différentes :


Il n'empêche que cette diversité ne saurait effacer les points communs fondamentaux entre l'une et l'autre, liés à la nature même de la traduction comme acte de médiation linguistique et culturelle. Car indépendamment de l'aspect technique ou littéraire, traduire revient à interpréter et recréer dans une autre langue :

Transfert de sens entre langues
  • Objectif commun : transmettre un message d’une langue source à une langue cible.
  • Le traducteur doit comprendre l’intention de l’auteur et la rendre de manière fidèle et adaptée.
  • Qu’il s’agisse d’un poème ou d’un mode d’emploi, le sens prime, même si les moyens diffèrent.
Compétence linguistique et culturelle élevée
  • Le traducteur doit maîtriser parfaitement les deux langues (source et cible).
  • Il doit aussi connaître les références culturelles, les contextes d’usage, les registres.
  • Une mauvaise compréhension d’un mot ou d’une tournure peut altérer le message, quelle que soit la nature du texte.
Nécessité d’adaptation
  • Aucune traduction ne peut être strictement mot à mot.
  • L’adaptation est toujours nécessaire, même dans les textes techniques : certaines unités de mesure, normes, formules changent selon les pays.
  • En littérature, l’adaptation est stylistique et culturelle, mais dans les deux cas, il faut adapter au public cible.
Précision et rigueur
  • La rigueur terminologique est cruciale en technique, mais la rigueur stylistique est tout aussi essentielle en littéraire.
  • Dans les deux cas, une erreur de sens ou de registre peut compromettre l’ensemble du travail.
Utilisation croissante des outils d’aide à la traduction
  • En traduction littéraire aussi, certains traducteurs utilisent des mémoires de traduction, des dictionnaires numériques, voire des outils d’alignement.
  • En technique, ces outils sont essentiels, mais dans les deux domaines, la technologie assiste, sans remplacer, le jugement humain.
Processus intellectuel et créatif
  • Bien que la création soit plus visible en littérature, toute traduction demande une part de créativité, notamment pour résoudre des problèmes de sens, de style ou d’équivalence.
Un même métier, donc, avec une base commune de passeurs de sens : les traducteurs, qu'ils soient littéraire ou techniques, doivent posséder diverses compétences linguistiques et culturelles semblables, et être capables de jongler entre fidélité et adaptation.

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Donc pourquoi les littéraires estiment-ils que les (post)-éditeurs ne sont pas des traducteurs, là où les techniques devraient produire des post-éditions d'un niveau qualitatif équivalent à celui d'une traduction humaine et en assumer seuls la responsabilité, dans des conditions de travail totalement insatisfaisantes, frustrantes ?

Simplement parce que ce ne sont plus les traducteurs à décider, mais les LSP qui prennent les décisions à leur place. En fait, la réalité est que les traducteurs techniques n'ont plus leur mot à dire ! Un comble...

Et avec l'arrivée du binôme traduction automatique/intelligence artificielle, ils l'auront de moins en moins. Disons du reste que face aux mastodontes tout-puissants que sont devenus les LSP, le traducteur individuel ne compte plus rien. Ce n'est même plus la lutte du pot de terre contre le pot de fer, c'est la débâcle totale, la capitulation sans condition : renonciation à poursuivre la bataille et soumission immédiate à l'ennemi sans aucune compensation ni contrepartie économique ou autre...

Les LSP se croient désormais en terrain conquis : ils ont planté leur étendard sur le champ de ruines de la traduction artisanale. Hors de nous, il n'y a pas, n'y a plus, de marché de la traduction, sont-ils convaincus, tout comme de pouvoir faire à moins des traducteurs, en vertu de leur nouvel adage : AI-first...

Cela s'inscrit parfaitement dans leur logique d'ingénierie financière et managériale, où leur modèle économique n'est plus la traduction, mais où la traduction est juste une brique parmi d'autres au service de leur modèle économique, nuance ! Où la priorité stratégique n’est plus la qualité linguistique en soi, mais la gestion optimisée des flux de traduction (le good enough suffit amplement) et des flux financiers connexes. Un glissement qui s’explique par des dynamiques économiques, technologiques et structurelles, avec des avantages énormes pour les LSP selon une approche financière dominante :

souvent cotés en bourse ou détenus par des fonds d’investissement, ils ont pour priorité la croissance, la rentabilité, les acquisitions, et investissent bien davantage dans les technologies propriétaires que dans le recrutement et la formation de ressources humaines, avec un modèle économique dominant fondé sur des investissements financiers (fonds privés, fusions-acquisitions) et des objectifs consistant à réaliser des économies d'échelle, accélérer les livraisons, maximiser les volumes, en vue de transformer les services linguistiques en produits financiers, accessibles à grande échelle grâce à la standardisation, la réduction des coûts et des délais de livraison ultra-rapides, ce qui signifie :

  • chaînes de production linguistique jalonnées d'étapes standardisées, projets multilingues gérés comme des produits logistiques
  • déploiement de nouvelles solutions techniques innovantes (TA+IA, smart TMS / Systèmes intelligents de gestion des traductions)
  • optimisation des marges plutôt que de la qualité linguistique, découpage des tâches à l'infini et externalisation (offshoring, crowdsourcing) bon marché
  • automatisation à outrance + post-édition et prestations externalisées vers des zones à faible coût, etc.

Résultat : le but est moins celui de produire des traductions de qualité que de rentabiliser un pipeline de traitement des langues, avec un contenu linguistique qui n'est plus qu'une matière première traitée comme une autre, une gestion du langage comme flux logistique et non plus comme un acte culturel, où le traducteur n'est plus un partenaire mais un prestataire modulable et corvéable à merci.

Et puisqu'on n'arrête pas le progrès, il est désormais question d'automatiser la post-édition... 


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Il y a presque deux mois, j'ai ouvert un fil de discussion sur Proz, une place de marché bien connue, fréquentée par des traducteurs professionnels, sur la problématique des fournisseurs de services linguistiques de qualité inférieure, qui a généré une piètre participation ! Chose pour moi incompréhensible, vu que les traducteurs sont les premiers à subir les aléas de cette situation. Je m'en suis étonné en précisant que, selon moi, en réponse à la question : « Qu'est-ce que nous pouvons faire pour ne pas subir cette situation et changer la donne ? », la première des choses à faire serait pour le moins d'en parler entre collègues. Ce à quoi Carla a rétorqué qu'en parler, c'est bien, mais ce qui importe est surtout de trouver des solutions.

Ce billet est ma réponse à cette sollicitation : il ne peut y avoir de solutions techniques, juste des solutions culturelles, éthiques

Je m'explique. Au niveau technique, la voie est toute tracée et il n'y aura pas d'inversion de tendance. On assisterait plutôt à une fuite en avant qu'à un retour en arrière. Plus tôt ce mois-ci, nous en avons eu un exemple éclatant avec Duolingo, qui a annoncé en grandes pompes devenir AI-first en licenciant dans la foulée une partie de ses effectifs, avant de revenir sur ses pas en catastrophe en moins de deux semaines !

Preuve s'il en était que passer brutalement à l'IA pour remplacer les personnes en automatisant leur fonction n'est pas encore la panacée. Dans sa prise de position sur l'IA, qui remonte déjà à près d'un an, la SFT (Société Française des Traducteurs) déclare que l'humain doit rester au cœur de la technologie en émettant quatre revendications (c'est moi qui graisse) :

  1. Elle appelle au respect de la création et du savoir-faire humain et recommande de proscrire le remplacement de l’expert linguistique par l’IA.
  2. Elle réclame plus de transparence sur l’origine et la production des contenus. Cette transparence doit être la règle et la production machine doit être clairement identifiée pour la distinguer de la création humaine.
  3. Elle demande le partage équitable de la valeur créée par les services linguistiques et dénonce la baisse de rémunération ainsi que la dégradation des conditions de travail de professionnels hautement qualifiés, alors que le marché global ne cesse de croître.
  4. Elle alerte sur la disparition des professions des langues, notamment le corps enseignant et les pouvoirs publics en charge des programmes scolaires et universitaires sur l’importance de la formation des jeunes générations.

Certes, l'intention est louable, mais utopique, puisqu'elle ne correspond plus à la réalité : ce sont les LSP qui font le marché, et considérations financières et promesses d'énormes profits passent devant tout le reste. Donc, concrètement, que peuvent faire les traducteurs pour lutter contre ça ? 

Il y a dix ans, je publiais un plaidoyer pour un marketing de la traduction, où j'écrivais :

Ceci pour convaincre les destinataires de cette action marketing tous azimuts que la traduction est autre chose : think different…, en substituant systématiquement aux connotations négatives des messages positifs et redondants, en transposant l’image d’Épinal de la traduction sur le plan d’une communication culturelle moderne, en faisant œuvre de divulgation pédagogique et constante. Un message que j'essaie de faire passer à chaque fois que l'occasion m'en est donnée.

Plus généralement, cette activité permanente de sensibilisation et de conscientisaton doit être menée à tous les niveaux de la filière :
  • enseignants et formateurs, 
  • aspirants traducteurs-interprètes, 
  • traducteurs-interprètes de métier, 
  • agences de traduction, 
  • clients directs et potentiels, 
  • pouvoirs publics, 
  • citoyens en général, 
et faire ensuite de chacun de ces acteurs un ambassadeur de l’image de marque de la traduction dans le monde et auprès de tout le monde.

Dix ans plus tard, je crois que je vais devoir ajouter les LSP à la liste, et m'atteler à la rédaction d'un plaidoyer pour les sensibiliser sur une utilisation responsable de l'IA, non seulement vis-à-vis des traducteurs eux-mêmes, mais aussi vis-à-vis de leurs clients !

Dans tous les secteurs, des appels résonnent pour faire évoluer l'IA, de simple robot conversationnel à collègue de travail, d'assistant à collaborateur. L'IA ne doit plus être considérée dans une optique de remplacement, mais d'accompagnement de l'humain. Ce n'est pas juste un AI-vs-human match, mais une alliance entre l'IA et l'humain, où chaque traducteur, dans notre cas, doit se repositionner comme élément indispensable à la bonne utilisation de l'intelligence artificielle. Et le faire entendre, et le faire comprendre, aux LSP !

Encore faut-il pour cela que la profession soit capable de s'unir pour faire front, de rassembler toutes les idées de celles et ceux qui en ont, de voir comment les organiser, les diffuser, d'analyser les objectifs sous-jacents à la communication, d'en assurer un suivi, etc. Il y aurait tant à faire !

À dessein, le titre de ce billet est provocateur. Il est clair que la disparition de notre métier n'aura pas lieu du jour au lendemain, mais qu'elle sera précédée par une déqualification généralisée puis par une raréfaction grandissantes des ressources. C'est à ce stade-là que nous devons - et devrons - intervenir, puisque nous y sommes déjà. Mais pour ce faire, nous devons commencer par nous parler, maintenant. Car bientôt il sera trop tard...



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