mardi 22 mars 2016

Le « nouveau maintenant » de nos professions

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Comme je l'annonçais sur mon blog perso, cette longue réflexion est inspirée de la lecture de l'excellent essai de Richard et Daniel Susskind, "The future of the professions. How technology will transform the work of human experts" (que je traduirais par « L'avenir des professions. Comment la technologie va-t-elle transformer les métiers des professionnels experts ? »).

Ce billet emprunte son titre à l'intitulé du livre blanc de M. Bernard Lamon, Services juridiques : Innover pour survivre au « nouveau maintenant », et commence par mettre en exergue une citation de M. Jean-Pierre Letartre, Président d’EY en France :
Le travail a été continuellement déconstruit et reconstruit à travers les siècles : sa durée, sa productivité, sa rémunération ou sa localisation ont été sans cesse repensées, transformant en conséquence les métiers et les compétences. La mondialisation des échanges et le développement des technologies numériques ont achevé de bouleverser le temps, l’espace et les modalités du travail qui, du salarié à l’auto-entrepreneur, a désormais mille visages.
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Aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain, Internet et l’omniprésente technologie chamboulent les professions. Toutes les professions. Aucune n’est épargnée. Cela implique nécessairement de nouvelles approches sur comment concevoir nos métiers, comment nous positionner sur le(s) marché(s), comment nous réinventer face à la concurrence planétaire. Chaque jour, ou presque. Fini les rentes de position et le travail à vie, la règle universelle tient désormais en un seul verbe : s’adapter ! En permanence, dans le cadre d’un apprentissage et d’une formation tout au long de la carrière, en vue d’une professionnalisation véritable « toile de Pénélope »…

En ligne générale, l’actuelle organisation de nos professions, qui remonte au début du XIXe siècle, passe un contrat tacite (ou explicite) entre les métiers et la société, en vertu duquel tel professionnel, à l’exclusion des autres, est habilité à fournir au public une prestation de services donnée. Cela s’explique par le fait que tel professionnel est censé détenir une connaissance que n’a pas l’homme commun, une expertise à la fois théorique, pratique et actualisée, qu’il exerce contre rémunération et sous différentes formes : en indépendant, en société, dans le public, dans le privé, mixte, etc.

Après le contrat social de Rousseau, nous pourrions parler d’une sorte de « grand contrat professionnel » stipulé avec la société (que Richard Susskind et Daniel Susskind appellent The grand bargain), où plus les compétences métier ont des implications sociales importantes, plus la société donne mandat au professionnel de pratiquer sa spécialisation, en lui conférant autorité et autonomie d’exercice d’une part, et en lui reconnaissant de l’autre un statut social respecté et une gratification financière respectable…
… we (society) place our trust in the professions in granting them exclusivity over a wide range of socially significant services and activities, by paying them a fair wage, by conferring upon them independence, autonomy, rights of self-determination, and by according them respect and status.
Le problème en 2016 est que la dignité qui accompagnait ce type de « contrat » pour un grand nombre de professionnels concerne de moins en moins de personnes au fil du temps. À présent le maître-concept est « nivellement par le bas », dans un double mouvement contradictoire, qui tire constamment vers le haut la qualité des services et leur rapidité d’exécution, mais exige en même temps une baisse irréversible des rémunérations et des acquis sociaux. Sans parler d’une augmentation permanente des taxes conjuguée à une réduction inversement proportionnelle des prestations traditionnelles, de la retraite aux soins de santé, etc.

Susskind père et fils ont beau citer Émile Durkheim (De la division du travail social, 1893) :
Ce que nous voyons avant tout dans le groupe professionnel, c'est un pouvoir moral capable de contenir les égoïsmes individuels, d'entretenir dans le cœur des travailleurs un plus vif sentiment de leur solidarité commune, d'empêcher la loi du plus fort de s'appliquer aussi brutalement aux relations industrielles et commerciales.
il est clair que cette époque est révolue, que la situation actuelle est inversée, que la « loi du plus fort » s’est débarrassée progressivement des solidarités et de tous les contre-pouvoirs pour laisser la place à une individualisation et une précarisation forcenées.

Je simplifie, mais bon. Pas tant que ça quand même !

En parallèle, la technologie au sens large remet tous les jours en question l’exclusivité (confinant parfois au monopole) accordée aux métiers, parfois depuis trop longtemps, il n’est que de voir sur Internet l’éclosion de plateformes – d’Amazon à Uber, … – qui menacent les formes établies d’exercice de telle ou telle activité, du détaillant au taxi, du journaliste au traducteur, pour parler d’un domaine qui m’est cher, et ainsi de suite.

Face aux bouleversements en cours, les professions tentent bien de résister, y compris par le biais du législateur (cf. Uber vs. taxis un peu partout dans le monde), mais la tendance est là, véritable lame de fond prête à tout emporter. Sélection naturelle ?

Car s’il est vrai que la professionnalisation a constitué jusqu’à présent la voie royale pour institutionnaliser l’expertise dans nos sociétés industrialisées, nombre d’alternatives demeurent, au sens où, selon Susskind père et fils, les professions ne sont pas la seule façon de partager l’expertise au sein de la société (the professions are not the only way of making expertise available in society).

D’où les 4 questions qu’ils posent :
  1. Y a-t-il de nouveaux modes d'organisation du travail professionnel, plus accessibles, voire porteurs d’une qualité améliorée par rapport à l'approche traditionnelle ?
  2. Même en donnant pour acquis, tout au moins à l’heure actuelle, que les personnes sont des briques indispensables du travail professionnel, s’ensuit-il que seuls des experts peuvent accomplir ce type d’activités ?
  3. Dans quelle mesure pensons-nous que les prestations professionnelles peuvent être fournies différemment, en tout ou en partie, y compris par des non-professionnels ? Ou bien devons-nous laisser aux seuls gens du métier le soin de réinventer leur univers professionnel (L’avenir des professions est trop important pour qu’il reste aux mains de ses membres…) ?
  4. Le « grand contrat professionnel » fonctionne-t-il aujourd’hui ? Nos professions sont-elles encore adaptées et desservent-elles correctement nos sociétés ?
Réponses, en bref : oui, non, non et non ! Argumentées dans le livre, naturellement.

En fait, selon eux, nos professions sont défaillantes non seulement aux plans économiques, techniques, psychologiques, moraux et qualitatifs, mais également au niveau de leur imperscrutabilité, dans une combinaison de facteurs qui devient de plus en plus problématique au fur et à mesure que le temps passe. Il est donc impératif autant qu’inéluctable de renégocier le « grand contrat professionnel » pour rééquilibrer les relations entre les professions, l’état et la société.

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Un premier constat est que toujours davantage de gens et d’organisations n’ont plus les moyens de s’offrir les services de ces professions, dont les compétences sont par ailleurs fort inégalement distribuées…

Un peu comme si nous avions construit des citadelles d’expertise humaine auxquelles l’accès est parcimonieusement contingenté, qui se basent sur des modes dépassés de création et de partage des connaissances, désormais incompréhensibles et inacceptables à la lumière des incessantes évolutions technologiques.

Certes, s’entourer de mystère (y compris en utilisant un jargon « métier » pour véhiculer des concepts difficilement appréhendables par Monsieur Tout-le-Monde) et garder ses petits secrets le plus longtemps possible permet de préserver une rente de situation à courte ou moyenne échéance, mais ce n’est plus viable sur le long terme. C’est même contre-productif.

Il conviendrait en revanche de se mettre à la place du destinataire de nos services. Le livre prend l’exemple d’une formation pour vendeurs d’outils de bricolage, à qui le formateur projette une diapo représentant une perceuse, en leur demandant de confirmer si ce qu’ils voient sur la présentation correspond bien à ce qu’ils vendent ! Après un peu d’hésitation, la confirmation arrive en chœur. Réponse chorale immédiatement contredite par le formateur, qui présente une deuxième diapo avec un beau trou percé dans un mur : voilà en fait ce qu’ils vendent, le trou – et non pas la perceuse – étant exactement ce qui correspond aux attentes du consommateur !

Transposée à la réalité de nos métiers, l’analogie du trou dans le mur représente la connaissance à laquelle les clients voudraient avoir accès : il s’agit donc pour nous, professionnels, de TRADUIRE notre connaissance en valeur au service – au profit – de nos clients. Autrement dit, à quels problèmes nos professions apportent-elles des solutions ? Toujours pour faire un exemple en restant dans le domaine de la traduction, les problèmes linguistiques sont avant tout des problèmes de communication...

Sans oublier qu’un même problème peut aussi avoir plusieurs solutions. Susskind père et fils rappellent cette citation d’Abraham Maslow (auteur de la fameuse pyramide du même nom) : « J’imagine que ce doit être tentant, si vous avez un marteau pour seul outil, de traiter chaque problème comme si c’était un clou ». (I suppose it is tempting, if the only tool you have is a hammer, to treat every problem as if it were a nail).

Il est donc urgent d’enrichir la variété de notre boîte à outils et de modifier complètement notre approche, de changer notre mode de pensée sur la façon dont nous concevons notre métier, à tous les niveaux, en commençant par partager autrement notre connaissance, en la rendant disponible, en l’objectivant : publier des livres blancs, créer des contenus dédiés, faire œuvre didactique sur son site Web, son blog, engager son public via les réseaux sociaux, etc.

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Pour autant, les résistances au changement sont énormes chez les professionnels eux-mêmes, pour les raisons les plus disparates : du confort de conserver ses petites habitudes à la peur du saut dans l’inconnu, des tensions créées par la concurrence et le marché à la confusion générée par les nouvelles technologies, et ainsi de suite.

Or les nouvelles technologies sont là, et bien là, et elles le sont pour rester, se multiplier et monter en puissance, genre Loi de Moore. L’intelligence artificielle est aux portes, et il n’est que de voir ce qu’est devenu Internet en moins d’un demi-siècle

Le nier est une erreur grossière qui ne change rien ni ne modifie la réalité d’un pouce. Donc autant se faire un allié des nouvelles technologies en exploitant leurs complémentarités. Les plateformes peuvent automatiser l’analyse de masses inconcevables de données, mais seuls les analystes humains sont en mesure d’en tirer une synthèse qui fera sens.

Donc le professionnel se distingue par sa valeur ajoutée : les plus gros cabinets conseils ne sont rien sans leurs consultants.

Et les consultants sont des individus. Des professionnels comme vous et moi. Ni plus ni moins. N’entretenir par conséquent aucun complexe d’infériorité, mais juste une saine prise de conscience de sa propre expertise.

Condition sine qua non pour trouver sa place dans la société post-professionnelle, concept que les auteurs empruntent à Ivan Illich (in Disabling Professions, ed. Irving K. Zola et al. 2000).

Selon eux, la fin de l’ère professionnelle, ou de l’âge des professions, si vous préférez, se caractérise par 4 tendances à l’œuvre :
  1. La fin du sur-mesure
  2. Le contournement des gardiens du temple et des traditions
  3. Le passage d’une approche réactive à proactive
  4. Le défi du faire plus avec moins.
(The end of the professional era is characterized by four trends: the move from bespoke service; the bypassing of traditional gatekeepers; a shift from a reactive to a proactive approach to professional work; and the more-for-less challenge.)

La technologie étant toujours au cœur de ces tendances :
  • en automatisant des briques significatives des activités professionnelles en tâches de routine, qui ne sont alors plus prises en charge par les personnes mais par les systèmes (1) ; 
  • en favorisant la systématisation et l’interdisciplinarité des connaissances et des expertises, celles-ci n’étant plus le pré carré des professionnels « experts » mais accessibles à des « communautés d’expérience », voire aux destinataires des services eux-mêmes (2) ; 
  • en évoluant d’une situation traditionnelle où le professionnel est réactif par nature (l’appel provient du client, le professionnel y répond), à une modification profonde des modes d’identification et de sélection des professionnels, dès lors que le destinataire du service est bien plus formé et informé – et donc exigeant – que par le passé : cela peut passer par une évaluation de la réputation en ligne du professionnel, par des comparateurs de prix, des systèmes de mises aux enchères, etc. Il va sans dire que ceci influe considérablement sur la façon dont un professionnel doit se présenter aujourd’hui (3) ; 
  • les pressions sur les prix s’intensifiant, l’un des premiers défis du professionnel est d’être capable de produire plus, mieux, et plus vite, à moindre coût. Les deux stratégies à sa disposition pour y faire face sont le gain d’efficacité et la collaboration (coopétition), mais toutes deux restent centrées sur l’adoption et le déploiement de technologies de support (4).
Cette disruption technologique se déclinant tantôt à travers l’automatisation des tâches, tantôt à travers l’innovation, tantôt à travers les deux. Souvent pour satisfaire une demande latente, auparavant irréalisable et anti-économique, mais réalisable et même rentable grâce aux nouvelles technologies. La traduction offre mille exemples de cet état de fait.

Naturellement, cette nouvelle réalité donne lieu à l’émergence de nouveaux métiers, de nouvelles compétences, et d’un nouvel environnement professionnel particulièrement fluide, où le praticien doit se montrer agile et flexible, communiquer différemment, maîtriser les données pertinentes, les systèmes, apprendre à réseauter et à se diversifier. Avec une perspective de carrière plus précarisée et moins prévisible qu’autrefois, les maîtres-mots sont « se former et s’informer », et « se développer en s’adaptant rapidement aux nouveaux rôles et aux nouvelles tâches dès que nécessaire ».

Tout cela passe par un va-et-vient permanent entre désintermédiation/réintermédiation des métiers (sous d'autres formes, neuves et/ou alternatives), puisque nombre d’intermédiaires traditionnels ont vu leur gagne-pain menacé dès lors que des services en ligne offrent, souvent gratuitement ou à des prix modiques, ce qu’ils proposaient auparavant pour des tarifs bien plus onéreux. Il faut donc trouver un arbitrage (un compromis) entre anciens et nouveaux modèles professionnels : externalisation, crowdsourcing, paraprofessionnalisation, délégation des tâches, etc.

Et parmi les nouveaux modèles économiques et les nouvelles spécialités qui se dessinent à l’horizon, le travail en solo est sûrement promis à un bel avenir…

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J’arrête là mon passage en revue de ce livre passionnant, qui n’a pris en compte que les changements décrits dans la première partie, la deuxième étant centrée sur la théorie (qui m’intéresse un peu moins), suivie par une troisième sur les implications, et par la conclusion sur « quel avenir voulons-nous ? » (What Future Should We Want?). Ma réflexion reste donc partielle, mais elle m’amène à conclure sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur : SOLO², branding & marketing à l’intention des auto-entrepreneurs et des professionnels exerçant en profession libérale.

Ainsi, en attendant d’écrire le mien, je vous conseille vivement de lire THE FUTURE OF THE PROFESSIONS. How technology will transform the work of human experts (Richard Susskind & Daniel Susskind / Oxford University Press, 2015), si l’argument vous touche de près ou de loin. À ma connaissance il n’est pas encore traduit en français, mais j’espère que la chose ne saurait tarder. Et si ces quelques mots contribuent à le faire connaître un peu mieux, j’en serai heureux. Bonne lecture !