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Voici plusieurs semaines que ce billet me trotte dans la tête. Mais le déclencheur est une proposition que j'ai reçue aujourd'hui de l'un des dix premiers groupes de traduction au monde ! Un boulot et des conditions de travail si merdiques que je n'ai jamais vu un tel désastre durant mes 38 ans de carrière !
Tout d'abord, une précision : je ne suis pas de ceux qui dénigrent envers et contre tout la place que doit avoir la traduction automatique (TA) dans notre métier. Car je reconnais qu'elle peut souvent apporter un gain de productivité considérable. Pour autant qu'elle soit utilisée avec critère et à bon escient. Ce qui n'est pas le cas pour toutes les combinaisons linguistiques, tous les secteurs et tous les développeurs.
Aujourd'hui la mode est claire : l'un des objectifs primordiaux des grands groupes prestataires de services linguistiques (LSPs pour nos amis anglo-saxons) est de développer un moteur neuronal de traduction automatique, chacun le sien. Avec plus ou moins de bonheur, il faut bien le dire. Et bien disons-le : surtout avec plus de malheur que de bonheur...
D'abord au plan technologique : tous les LSP ne sont pas au même niveau, loin s'en faut. Ce qui se reflète sur les résultats de leurs moteurs de TA.
Ensuite selon la combinaison linguistique : plus un couple de langues est fréquent, plus le développeur est en mesure de fournir au moteur boulimique les masses énormes de données dont il a besoin pour faire son auto-apprentissage.
Idem pour les secteurs : plus un domaine est courant et mûr, plus il est en mesure d'alimenter le moteur.
Ainsi, vous aurez davantage de chance d'obtenir une TA qualitativement meilleure avec le couple anglais-français en informatique qu'avec le couple turc-javanais en aérospatiale, ça va de soi...
Or, pour parler d'expérience, la TA en droit/juridique italien-français fournit des résultats exécrables ! Un véritable piège, dont la principale raison est plutôt inattendue : très souvent l'italien et le français peuvent utiliser les mêmes mots, mais avec des sens différents ! Ce qu'un moteur de TA est absolument incapable de distinguer. Seul le traducteur humain peut le faire.
Par conséquent, quand bien même le moteur serait à la pointe de sa technologie, il fournit généralement une traduction incompréhensible, un texte sans queue ni tête, qu'un traducteur doit entièrement remanier et, au final, réécrire. Il n'y a donc aucun bénéfice à utiliser la TA dans ces cas-là, que ce soit en termes économiques ou de temps. Car dans ces conditions, le traducteur ne gagne pas de temps, il en perd. Et donc, selon le fameux adage "time is money", il perd aussi de l'argent.
Mais venons-en à ma proposition ! Arrivée le 29 décembre à 16h15', à livrer le 2 janvier à 14h : pas même 4 jours pour post-éditer 22850 mots en FR, soit plus 5700 mots/jour pendant le week-end et les fêtes du réveillon et du 1er de l'an ! Et comme le donneur d'ordre est généreux, il veut me payer à 50% de mon tarif en se fondant sur le fait que, selon lui, la TA me fournit 50% du travail déjà bien ficelé et qui n'est donc plus à faire...
Voyons plus en détail cette aberration à tous les niveaux, qui avance des prétentions totalement injustifiées et irrespectueuses du traducteur et de son travail !
Du reste, je ne sais pas trop par où commencer tellement cette "offre" est farfelue et indubitablement indigne d'un donneur d'ordre de ce niveau. Je vais tenter de procéder par ordre :
* MTPE (Machine Translation Post-Editing) : d'après ce que je comprends, l'objectif final des grands groupes n'est plus que de procéder par post-édition de traductions automatiques (on va garder le sigle anglais, parce que PÉTA...), ce qui relègue le traducteur a un rôle de second plan par rapport à la machine (bien que beaucoup s'en défendent) et permet surtout au donneur d'ordre d'abattre les tarifs payés d'environ un tiers par rapport à ceux d'une traduction normale...
Premier problème : une bonne post-édition dépend énormément de la qualité du texte traduit automatiquement. Or c'est là que le bât blesse ! Pour reprendre mon exemple d'une traduction automatique juridique italien-français, le résultat n'est jamais - je dis bien, jamais - bon. Donc a priori perte de temps et d'argent pour le traducteur / post-éditeur, et tout bénef pour le donneur d'ordre si le traducteur accepte les conditions imposées sans rechigner, alors que nous ne sommes déjà plus dans la post-édition mais dans la réécriture : remanier chaque segment, retrouver le sens perdu par la TA et reformuler. Ce qui est plus chronophage que de traduire directement.
Juste un exemple de la TA à post-éditer sans trahir la confidentialité du texte : le prénom et nom de famille d'une partie au procès étaient ainsi rendus : Joyeux Père Noël (sic!). Je sais bien que c'est la période, mais bon... Donc, si la TA est capable de se planter dans les grandes largeurs sur une simple généralité, je vous laisse imaginer sur les segments plus complexes : du charabia ! Et le texte comprend 1200 segments... Dans ces conditions, prétendre que la TA a déjà fait la moitié du travail pour vous payer deux fois moins, c'est se foutre du monde. Car non seulement le texte produit n'est pas bon, mais en plus il est faux. Jamais un traducteur humain ne traduirait un nom de famille. La TA, si. Au final, aucun gain de temps, mais une perte : le temps nécessaire au post-éditeur pour virer l'erreur de la TA et rétablir le nom de famille initial. Temps perdu = argent perdu.
Deuxième problème : les quantités exigées. Il semble que depuis l'apparition de la TA dans notre métier, les clients autant que les agences de traduction ont perdu tout sens de la mesure. Pendant longtemps, la quantité jugée "normale" était d'à peu près 2500 mots/jour, seuil au-delà duquel on passait dans l'urgence, qui justifiait par conséquent une majoration d'environ 30% du tarif. Et si cette urgence (déterminée par le rapport quantité/difficulté/délais) tombait un week-end ou pendant les fêtes, autre majoration.
Pourtant "ma" proposition (post-éditer 22850 mots en moins de 4 jours pendant le week-end et les fêtes du réveillon et du 1er de l'an) ne prévoyait pas la moindre majoration, en se contentant de diviser par 2 mon tarif habituel. Pour une moyenne de 5700 mots/jours, qui est déjà plus du double des quantités autrefois jugées "normales". Que les clients pensent qu'avec la TA on peut "facilement" produire entre 7 et 10000 mots/jour, pourquoi pas, ils sont dans leur rôle. Mais que les agences les confortent dans cette idée sans faire œuvre de pédagogie pour leur expliquer que, non, cela ne correspond à rien et va au détriment de la qualité finale, c'est impardonnable, et surtout une façon de se défausser des retombées de leur pusillanimité sur le dos des traducteurs.
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J'ouvre ici une parenthèse pour revenir sur deux concepts qui me sont chers : la quadrature du triangle et le quintette de Mozart.
Imaginez un triangle équilatéral avec aux trois côtés les légendes - DÉLAIS - COÛTS - QUALITÉ - et au centre le terme RESSOURCES :
- où la « ressource Traducteur » (seule composante « humaine » des ressources, matérielles, logicielles, etc.) est broyée dans l’engrenage irréalisable de faire cadrer des nécessités incompatibles, liées à la triple exigence des coûts, des délais et de la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients)
- où les délais de remise de la traduction (c’est pour hier, comme on dit en italien) sont inversement proportionnels aux délais de paiement (à la fronde, et le plus tard possible)
- où le niveau des prix reconnus au traducteur (tarifs plus bas possibles) est inversement proportionnel au niveau de qualité requis (toujours être ultra-spécialisé et omni-polyvalent) (la « multicompétence »).
En fait, dans cette impossible équation de la quadrature du triangle, le concept est très simple : entre DÉLAIS, COÛTS et QUALITÉ, prenez-en deux et oubliez le troisième…
En fait, dans cette impossible équation de la quadrature du triangle, le concept est très simple : entre DÉLAIS, COÛTS et QUALITÉ, prenez-en deux et oubliez le troisième…
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Quant à l'effet Mozart, il a été théorisé par Rory Cowan, à l'époque PDG de Lionbridge Technologies :
Des traducteurs en ce qui nous concerne. D'où l'inutilité de toujours les presser ... comme des citrons trop mûrs, en leur demandant l'impossible à tort et à travers.
Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !Cette belle métaphore sur l'incompressibilité de certains délais d'exécution souligne implicitement les limites de la technologie galopante, qui ne pourra jamais répondre à tout sans intervention humaine, notamment au plan de la productivité.
Des traducteurs en ce qui nous concerne. D'où l'inutilité de toujours les presser ... comme des citrons trop mûrs, en leur demandant l'impossible à tort et à travers.
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Or en analysant de plus près "ma" proposition, on se rend compte qu'elle exemplifie à merveille les deux concepts ci-dessus, en demandant l'impossible au traducteur, ou pour le moins l'irraisonnable (grosse traduction, difficile, texte de départ de mauvaise qualité mais prétention d'un texte d'arrivée de bonne qualité, délai très court, le tout payé des clopinettes), sans tenir compte de l'incompressibilité du délai d'exécution, la TA jouant dans ce cas un rôle de retardateur, et non d'accélérateur. Certes, nous sommes à la limite, mais pour qu'un traducteur de métier fasse bien ce travail dans le délai imposé, encore faudrait-il le motiver avec un tarif compris entre 2500 et 3000 € !
Telle qu'elle est, cette proposition indécente est inacceptable par tout traducteur qui se respecte. Et quoi qu'il en soit indigne de l'un des dix premiers groupes mondiaux. Qui fait ainsi un triple tort :
- Au client, à qui le texte livré le 2 janvier à 14h sera selon toute probabilité de (très) mauvaise qualité ;
- À la profession de traducteur et à qui l'aura traduit en acceptant de telles conditions ridicules ;
- Au groupe lui-même, qui ne saurait baser sa croissance sur une telle politique en montrant que, ce faisant, il ne respecte ni ses clients ni les traducteurs qui travaillent pour lui (et je n'ose imaginer la marge qu'il dégagera entre ce qu'il aura demandé au client et ce qu'il aura payé au traducteur)...
If you pay peanuts, you get monkeys!