mardi 1 juillet 2025

L'industrialisation du good enough

Initiée avec la traduction automatique, perfectionnée avec l'IA, l'industrialisation du good enough représente désormais 95% d'une traduction, la portion congrue (part à peine suffisante pour assurer la subsistance...) des 5% restants étant gentiment réservée à la finition humaine. Pour l'instant !

Selon moi, le premier a avoir anticipé la notion de "good enough" (quand bien même elle n'était pas encore nommée) fut Federico Pucci dans « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue », présenté à Salerne en 1929 et publié en 1931.

Aujourd'hui, ce même concept appliqué à la traduction est le fruit d'une évolution profonde dans notre secteur où la priorité est donnée à la vitesse, à l’automatisation et au rendement, la quantité au détriment de la qualité finale, dès lors que le résultat est jugé acceptable (ou « suffisamment bon », good enough) pour l’usage visé. 

À l'aune du fameux théorème de la quadrature du triangle, l'efficacité, la rapidité et l'optimisation des coûts prévalent de loin sur la perfection absolue, en se basant sur l'idée que, le plus souvent, une traduction fonctionnelle et utilisable est préférable à une traduction parfaite mais coûteuse en temps et en ressources.

Lorsque la traduction devient un binôme formé à 95% de traduction automatique boostée par l'IA et à 5% de finition humaine, dans le meilleur des cas, nous assistons clairement à un changement de paradigme : les clients ont défintivement choisi le compromis de l'efficience au moindre coût. 

Terminé le fignolage, le temps n'est plus à l'intuition de Valery Larbaud, qui disait des traducteurs que (chacun de nous a) « près de soi, sur sa table ou son bureau, un jeu d'invisibles, d'intellectuelles balances aux plateaux d'argent, au fléau d'or, à l'arbre de platine, à l'aiguille de diamant, capables de marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables », dans Sous l'invocation de Saint-Jérôme, où il traite de ce métier comme un « art », une image d'Épinal qui a eu cours mais ne sera plus jamais d'actualité.

Personnellement, j'ai embrassé la profession comme un artisanat, dont l'étymologie nous renvoie au mot latin "ars, artis", qui signifie "art" ou "savoir-faire". À l'origine, "artisan" et "artiste" étaient synonymes, désignant toute personne maîtrisant un art, qu'il fût manuel ou intellectuel.

Or maintenant la traduction a basculé irréversiblement de l'artisanat dans l'industrie, ce qui modifie la nature même du métier et entraîne un changement profond dans la manière dont la traduction est produite, perçue, valorisée et utilisée.

Les principales conséquences sont les suivantes :

1. Standardisation et massification : plus qu’un travail de création, la traduction devient une chaîne d’assemblage

  • Processus industrialisés : segmentation, mémoire de traduction, post-édition, QA automatisée, KPI
  • Chaînes de production multilingues intégrées à d'autres services (marketing, localisation, etc.)
  • Outils dominants : TAO, TMS, moteurs NMT, API

2. Pression sur les délais et la productivité : la quantité prime sur la qualité, le plus souvent définie en termes de seuil d’acceptabilité (fit-for-purpose)

  • On attend des traductions rapides, en volume, souvent en temps réel
  • Le traducteur doit s’aligner sur des cadences industrielles et livrer du contenu à grande vitesse

3. Redéfinition de la valeur : le traducteur n'est plus un auteur ni un expert culturel, mais un simple opérateur de flux

  • Le prix du mot est souvent fixé comme une matière première, au kilo et par pourcentages fortement dégressifs
  • Moins de reconnaissance des compétences linguistiques fines, sauf dans les niches haut de gamme

4. L'automatisation et le rôle de l’IA déplacent le cœur du métier : de l’écriture à la relecture, voire à l’intégration dans un workflow d’IA

  • L’IA (notamment la traduction automatique neuronale) prend en charge la pré-traduction, voire la génération entière du texte traduit
  • Le rôle du traducteur glisse vers celui de post-éditeur, contrôleur qualité, voire annotateur de données (dont le rôle consiste à ajouter du sens aux données pour que les machines puissent les comprendre et apprendre à partir d’elles : il s'agit de préparer et d'enrichir les données brutes  - textes, images, vidéos, sons, etc. - en y ajoutant des informations explicites et structurées, pour qu’elles puissent servir dans l’entraînement de modèles d’intelligence artificielle)

5. Last but not least, perte de l’identité professionnelle traditionnelle : ce qui peut créer un désenchantement professionnel avec la perte de motivation qui va avec, voire pousser à un repositionnement stratégique (spécialisation, conseil, IA, qualité)

  • L’image du traducteur-auteur, médiateur culturel, artisan du sens, tend à disparaître hors des domaines premium (édition, diplomatie, juridique), la traduction industrialisée n'est plus qu'une brique logistique dans des flux multilingues d’information — indispensable, mais souvent invisible et sous pression économique, sauf quand la qualité devient un avantage stratégique différenciateur.

Personnellement, je ne suis pas fâché de bientôt partir à la retraite...



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