lundi 6 avril 2015

Plaidoyer pour un marketing de la traduction

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Article soumis à l'appel à contribution pour le n° 1/2016 des Langues Modernes, mais qui n'a pas été retenu pour publication. Dommage ! Donc autant en faire profiter tout le monde.

Plaidoyer pour un marketing de la traduction

La traduction a été mise à mal ces dernières années : pas seulement dans les grandes écoles ou les universités, mais également auprès des agences de traduction, voire des traducteurs eux-mêmes et, last but not least, des clients qui en sont les destinataires. Autant d’acteurs pour lesquels l’image de la traduction est souvent ternie, dévalorisée. Ce marasme impacte défavorablement le marché et la pratique du métier à tous les niveaux, des tarifs à la perception générale que s’en font les différentes parties prenantes.

L’avènement d’Internet et l’explosion de la traduction automatique gratuite n’y sont pas pour rien ! Avec en parallèle une concurrence devenue mondiale (déloyale, diraient certains…) du jour au lendemain, et un nivellement des prix par le bas qui semble inarrêtable.

L’heure est donc au changement de paradigme, en convoquant le marketing au chevet de la traduction : pour en redorer le blason et mettre en valeur tout ce qui peut l’être d’une « discipline ancestrale par excellence », mais dont Victor Hugo pourrait difficilement assurer aujourd’hui qu’elle « a une fonction de civilisation » et que les traducteurs « sont des ponts entre les peuples. Ils transvasent l’esprit humain de l’un chez l’autre. Ils servent au passage des idées. 
C’est par eux que le génie d’une nation fait visite au génie d’une autre nation. Confrontations fécondantes. Les croisements ne sont pas moins nécessaires pour la pensée que pour le sang. »

Ou dont Valery Larbaud, 70 ans plus tard, aurait des difficultés à écrire dans « Les Balances du Traducteur » :

« Chacun de nous a près de soi, sur sa table ou son bureau, un jeu d’invisibles, d’intellectuelles balances aux plateaux d’argent, au fléau d’or, à l’arbre de platine, à l’aiguille de diamant, capables de marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables ! » 
 (…) 
[Alors] « sous sa petite baguette magique, faite d’une matière noire et brillante engainée d’argent, ce qui n’était qu’une triste et grise matière imprimée, illisible, imprononçable, dépourvue de toute signification pour (le non initié), devient une parole vivante, une pensée articulée, un nouveau texte tout chargé du sens et de l’intuition qui demeuraient si profondément cachés… » ?

Autres temps, autres mœurs…

Pour autant si la filière formative considère encore aujourd’hui la traduction comme « une pratique médiatrice culturelle et pédagogique à la croisée des chemins de la linguistique, de la civilisation, de la littérature et de la langue de spécialité », il convient peut-être de s’interroger sur le bien-fondé de cette approche et sur sa correspondance - ou pas - avec la réalité du marché…

La traduction comme pratique médiatrice culturelle et pédagogique 

Empiriquement parlant, cette façon de considérer la traduction est purement académique, mais ne se reflète guère à l’épreuve de l’expérience métier.

Car dans les faits, et depuis longtemps, la traduction n’est plus un art (exception faite pour la poésie et, parfois, la littérature) mais un processus, technique, souvent invisible aux destinataires qui le considèrent à tort comme « naturel ». Sauf lorsqu’elle est de piètre qualité, auquel cas la perception (et la réaction), spontanée, est négative.

Paradoxe : si une traduction est mauvaise, c’est la communication qui n’est pas à la hauteur, tandis qu’un texte bien traduit paraît normal, n’amène aucun commentaire particulier, et personne ne pense à l’assimiler à de la communication.

Pourquoi cette divergence ? Cela découle-t-il uniquement de l’idée reçue selon laquelle traduire est tellement simple que connaître deux langues suffit pour le faire ? Faussement véhiculée par l’impression de facilité que laisse une bonne traduction, une bonne interprétation, alors que cette « évidence » repose sur de longues années de formation, de travail et de compétences du traducteur-interprète, mais sûrement pas sur la connaissance superficielle de plusieurs langues…

Par conséquent l’un des principaux défis à relever pour les professeurs universitaires et du secondaire qui enseignent la traduction ou les matières connexes consiste à ne pas déconnecter la traduction « académique » de la traduction « professionnelle », ce qui crée de facto une opposition entre « théorie » et « pratique » et induit l’étudiant à considérer erronément qu’il pourrait s’agir de deux activités séparées…

Or ce qu’il apprend à l’école et à l’université, il l’apprend en vue d’une professionnalisation à venir de son activité, ou plus prosaïquement de son futur gagne-pain.

* * * 

Les motifs de ce désenchantement généralisé envers la traduction sont aussi vastes que prétextueux, mais si elle souffre vraiment d’un déficit d’image et d’une crise de réputation, alors rien n’est plus indiqué qu’une communication de crise pour améliorer son image de marque auprès du public au sens large, et de toutes les parties concernées d’autre part.

L’image de marque de la traduction 

Tout d’abord pourquoi « image de marque de la traduction » et pas simplement « image de la traduction » ?

Dans un article intitulé « Professionnalisation de la formation à la traduction : pourquoi ? comment ? », ĐINH Hồng Vân résume ainsi la situation :
Puisqu’il est polysémique, le concept "traduction" reste relativement flou aussi bien pour le marché de traduction que pour les différents types de formation, ce qui est à l’origine des confusions et des méconnaissances regrettables à l’égard de ce métier. 
En revanche, en partant du postulat qu’une marque est un signe distinctif associé à un produit/service, considérer la traduction comme une marque circonscrit d’emblée le champ d’intervention du marketing, et donc du storytelling : intervenir sur la « marque traduction », objet identifiable et délimité, plutôt que sur le « concept traduction », polysémique et relativement flou…

Une communication de crise pour la traduction 

Généralement, une crise est un événement inattendu, voire imprévisible. Pourtant lorsque la crise dure des années, peut-on encore la qualifier d’inattendue ou d’imprévisible ? Certes pas. Pour une entreprise, une crise marque un tournant : soit elle disparaît à court terme, voire à moyen-long terme après avoir vivoté plus ou moins longtemps, soit elle renaît. Pour la traduction, la conséquence est évidente : si elle ne disparaît ni ne renaît, c’est qu’elle vivote… Et si rien ni personne ne fait bouger les choses, combien de temps encore ?

En chinois « crise » se dit Wei Ji, à savoir l’association de deux idéogrammes signifiant respectivement danger (Wei) et opportunité (Ji). Traduit en langue moderne et appliqué à notre cas, cela signifie que le danger de la mauvaise image de marque qui entoure la traduction appelle la nécessité de recentrer les messages, de trouver de nouvelles idées, de mutualiser les tâches pour reconquérir le marché et les esprits en inventant une nouvelle narration, en racontant une histoire neuve.

Le terme consacré, storytelling, est l’opportunité à saisir : un système complexe de publications, d’infos, de façons de communiquer, de styles innovants, de signaux médiatiques, de redondances pour bien faire entrer le concept jusque dans les cerveaux les plus récalcitrants, de nouvelles démarches et citations (en bref, tout ce qui n’était auparavant que de la communication)…

En Italie, le storytelling est ainsi qualifié : « L’art du récit utilisé comme stratégie de communication persuasive », or « la théorie de la communication persuasive prône comme but premier le fait de convaincre son interlocuteur. Nous noterons, à ce titre, la définition de Lindon (1991) :

« La communication marketing consiste pour une organisation, à transmettre des messages à ses publics en vue de modifier leurs comportements mentaux (motivations, connaissances, images, attitudes etc.) et, par voie de conséquence, leurs comportements effectifs » (Bereni, 2004).

Donc dans notre cas, il ne s’agit point d’utiliser le marketing pour vendre et induire à l’achat notre public cible, il s’agit plutôt de corriger la perception altérée qu’il a de la traduction pour le convaincre qu’elle n’est pas un art abstrait dont les paladins vivront demain d’amour et d’eau fraîche, mais un métier moins estimé que d’autres qu’il serait temps de reconnaître à sa juste valeur ; qu’elle n’est pas une « commodité » au même titre que d’autres produits de base ou de biens de consommation courante tels que du café, des conserves, du shampoing ou autre, mais un service polyvalent et complet, quand bien même intangible, censé apporter des solutions personnalisées aux problèmes des clients, etc. ; que le traducteur n’est pas (plus) un solitaire enfermé dans une activité isolée mais un animal social ; que le traducteur n’est pas la cinquième roue du carrosse destiné à se plier 24/7/365 aux exigences irréalistes de clients omnipotents pour résoudre la quadrature du triangle, mais un partenaire à armes égales qui met son expertise et la qualité de sa langue à leur disposition pour présenter une vitrine parfaite encadrée par une communication multilingue efficace, et ainsi de suite…

Car en particulier les clients ont des difficultés à concevoir mentalement ce qu’est une traduction ! Pour eux, avant que le service de traduction-interprétation ne leur soit livré, ce n’est guère plus qu’une idée, très imprécise, dont le souvenir tend rapidement à disparaître une fois livré...

Il faut donc rendre tangible l’intangible en permanence, et, à chaque occasion, les sensibiliser sur tous les aspects liés au service. Tel est le rôle du storytelling !

Le Storytelling, ou la mise en récit (et en forme) de la traduction 

Le marketing des services se caractérise en ce qu’ils sont généralement intangibles, contrairement aux « commodités », qui sont des biens tangibles de consommation courante : ils peuvent être vus, voire goûtés, touchés, entendus ou sentis avant l’achat, quand bien même les marchandises vendues sur Internet perdent déjà certains de leurs critères spécifiques de tangibilité.

Il s’agit là d’une différence essentielle avec les services, dont les caractéristiques d’intangibilité concernent 6 aspects : lieu, parties prenantes, équipements de production, matériel d’information, symboles, prix. En détaillant un peu :
  1. Lieu : tout emplacement physique où les parties prenantes sont en contact avec un public ; sur Internet, correspond à un site / blog, et plus généralement à tous les endroits, notamment les réseaux sociaux, où les intervenants laissent des traces de leur présence sur le Web ; 
  2. Parties prenantes : tous les intervenants de la filière, des enseignants et formateurs aux aspirants traducteurs-interprètes, des traducteurs-interprètes de métier aux agences de traduction, des clients directs et potentiels aux pouvoirs publics impliqués, jusqu’aux citoyens en général ; 
  3. Équipements de production : tout ce qui permet de fournir un meilleur service, comme les équipements matériels, logiciels, plateformes Web, etc. ; 
  4. Matériel d’information : brochures, documents en général, pages web d’approfondissement internes à un site, etc. ; 
  5. Symboles : du nom au logo, du nom de domaine à la cohérence avec l’image coordonnée d’un intervenant, etc. ; 
  6. Prix : expliquer encore et toujours les prix associés au(x) service(s) de façon transparente. 
Six volets sur lesquels le cycle stratégique du storytelling a son histoire à dire, aussi bien au plan des contenus (mise en récit), que des contenants (mise en forme) :


Figure 1 : le cycle stratégique du storytelling 

Une histoire qui va se baser sur une réflexion initiale (mettre en récit les contenus : quoi raconter, comment, en quelle circonstance, pour quel public, dans quel but, etc.), elle-même fondée sur une connaissance pointue du domaine de la traduction, de ses enjeux et de ses marchés, avant de se transformer en action (mettre les contenus en forme dans les bons contenants : vecteurs traditionnels de communication, congrès, foires, événementiel, sites, blogs, réseaux sociaux, clips vidéo, images, photos, art, musique, etc.).

Ceci pour convaincre les destinataires de cette action marketing tous azimuts que la traduction est autre chose : think different…, en substituant systématiquement aux connotations négatives des messages positifs et redondants, en transposant l’image d’Épinal de la traduction sur le plan d’une communication culturelle moderne, en faisant œuvre de divulgation pédagogique et constante. Un message que j'essaie de faire passer à chaque fois que l'occasion m'en est donnée.

Plus généralement, cette activité permanente de sensibilisation et de conscientisaton doit être menée à tous les niveaux de la filière :
  • enseignants et formateurs, 
  • aspirants traducteurs-interprètes, 
  • traducteurs-interprètes de métier, 
  • agences de traduction, 
  • clients directs et potentiels, 
  • pouvoirs publics, 
  • citoyens en général, 
et faire ensuite de chacun de ces acteurs un ambassadeur de l’image de marque de la traduction dans le monde et auprès de tout le monde.

* * *
  • Au niveau des enseignants et formateurs 
Étant les premiers en contact avec les étudiants qui se destinent à embrasser les métiers des langues, leur responsabilité est grande et exige un niveau de professionnalisation plus seulement théorique et académique, mais également pratique et basé sur une expérience réelle du marché :
« Former à la traduction professionnelle exige des enseignants une double qualité : la compétence académique et la compétence professionnelle. À elle seule, la compétence académique risquerait de confondre la formation avec une certaine formation purement linguistique peu soucieuse des exigences de la profession de traduction et de l’évolution de ses pratiques. La conséquence ? Les jeunes diplômés arrivent sur le marché souvent ignorants des difficultés de la réalité du métier… » (ĐINH, 2011
Fernando Ferreira-Alves (2010) va même plus loin :
« Indeed, based on the literature available on the subject of translator training, the conjugation between the world of work and the academic world geared towards teaching and training translators does actually seem to be one of the ways in which it will be possible to increase credibility and emphasize the qualitative self-assertion of the kind of professionals working in the sector. » 
(adaptation libre : « En fait, d’après la littérature disponible sur la formation des traducteurs, conjuguer milieu professionnel et milieu académique en vue de leur apprentissage et leur formation semble véritablement l’un des moyens d’augmenter la crédibilité et de souligner l’affirmation de soi, en termes qualitatifs, des professionnels évoluant dans ce secteur. »)

La Commission européenne, qui soutient par le biais de la Direction Générale de la Traduction (DGT) le programme de Master européen en traduction (EMT, European Master’s in Translation), n’en pense pas moins, puisqu’elle fixe parmi les objectifs de l’EMT : « Collaborer avec les associations professionnelles, les institutions et les entreprises de traduction afin de conserver une compréhension approfondie des différentes facettes des professions liées à la traduction. », et qualifie de stratégique, entre autres, l’employabilité des traducteurs, en préconisant :
  • Prendre contact avec les employeurs et inviter des professionnels à intervenir comme formateurs et à évaluer le travail des étudiants au sein des programmes de traduction
  • Encourager les stages et conclure des conventions de formation avec l’industrie. 
Il est donc crucial qu’il y ait un raccord permanent entre l’université ou les écoles de traduction et l’univers professionnel, ce qui implique dialogue et coopération. Or il faut reconnaître que ce n’est pas gagné d’avance !

Pour rapporter une expérience personnelle, dans le cadre de formations au marketing & branding à l’intention des traducteurs-interprètes ou des agences de traduction que je dispense avec succès en Italie depuis 2011, j’ai envoyé fin 2013 un courriel ciblé à trente universités, écoles et associations françaises directement impliquées dans la traduction pour leur proposer d’adapter ma formation en français, n’obtenant en retour que trois réponses potentiellement intéressées (10%) et trois autres pour décliner poliment l’offre (10%) : 80% des personnes contactées (toutes responsables à différents titres de la filière) n’ont jamais répondu !

Donc, à ce jour, ma démarche n’a pas encore obtenu de résultat concret (cela étant, au cas où, j’ai quand même adapté 180 diapos entre-temps, soit une partie de mes supports didactiques). Certes, je ne suis pas le seul professionnel sur le marché, mais cette (non-)réaction témoigne de ce que les espaces de dialogue et de collaboration sont difficiles à conquérir.

Or dans l’intérêt même des élèves et des étudiants, afin de leur donner une image aussi précise que possible des « surprises » dont la transition université-marché du travail est parfois porteuse, monde universitaire et monde professionnel auraient tout à gagner en accroissant leurs échanges réciproques.

Le non-dit n’a jamais rien dissimulé et tout se découvre au fil des ans : donc les étudiants seront reconnaissants envers les enseignants qui leur auront présenté la réalité avec honnêteté, sans cacher les nombreux obstacles susceptibles d’entraver une carrière (plus tôt les connaît-on, mieux peut-on s’y préparer), mais montreront peu de gratitude envers ceux qui auront passé sous silence les points négatifs, en faussant ainsi les réelles conditions du marché.

La grande responsabilité des enseignants et formateurs tient aussi en cela.

  • Au niveau des aspirants traducteurs-interprètes 
Pour faire le lien avec ce qui précède, apprendre à traduire est une chose, apprendre les conditions d’exercice du métier en est une autre. Il faut donc décloisonner les apprentissages pour en aplanir les contrastes et en dégager les complémentarités. Il ne doit pas y avoir dichotomie entre l’un et l’autre, mais juste un va-et-vient permanent entre les aspects théoriques et pratiques, la théorie fondant la pratique, et la pratique confirmant (ou pas) la théorie, les deux s’enrichissant mutuellement. Une dialectique qui permet d’ajuster à volonté un aspect ou l’autre, selon les exigences.

Car le degré de perception que les étudiants auront à l’issue de leur formation universitaire pourra conditionner tout leur avenir professionnel. Et se reflètera par conséquent dans l’image qu’ils projetteront à l’extérieur de ce qu’est la traduction, en bien ou en mal…

C’est comme une première impression : elle ne met pas longtemps pour se former, mais une fois acquise, elle peut persister des années et il est difficile de revenir en arrière. Donc autant faire en sorte que cette première perception soit bonne et durable !

Traduire n’est jamais simple, et exercer le métier dans des conditions satisfaisantes encore moins. Mais si dès le départ j’ai la certitude d’avoir un tableau réaliste et complet de ce qui m’attend, alors je peux faire mes choix en connaissance de cause. Or choisir un travail que l’on aime, c’est ne plus jamais devoir travailler un seul jour dans sa vie, aurait dit Confucius. De quoi se tourner vers l’avenir avec confiance.

  • Au niveau des traducteurs-interprètes de métier 
Chez les gens du métier, la voie royale pour promouvoir l’image de la traduction et fidéliser la clientèle consiste à fournir des prestations de qualité, où l’on n’entend pas uniquement par qualité celle du texte traduit, mais également celle de toutes les composantes « connexes » : sérieux, disponibilité, professionnalisme et sympathie (ce qui ne gâche rien) dans la relation avec le client, dans la manière de se présenter, de conseiller, de maintenir ses promesses, de respecter les délais, etc., l’aspect linguistique n’étant que l’un des critères faisant partie de l’offre globale.

Mais les traducteurs-interprètes, indépendants ou salariés du privé et du public, ont aussi une autre responsabilité, celle de sensibiliser tous leurs interlocuteurs en bâtissant un véritable parcours « pédagogique » autour du produit/service traduction, ce qui signifie expliquer et expliquer encore, toute occasion est bonne.

  • Au niveau des agences de traduction 
Même combat pour les agences, à qui il incombe de faire œuvre de divulgation avec entêtement et constance : patience et longueur de temps finiront bien par porter leurs fruits…

En outre, en tant qu’interface entre professionnels d’une part et clients de l’autre, elles ont un double rôle d’accompagnement des uns et des autres, pour favoriser les échanges entre les parties qui n’auraient pas moyen de dialoguer sans les agences (voir plus loin la norme ISO n° 11669).

  • Au niveau des clients directs et potentiels 
En tant que destinataires des PST (Prestations de Services de Traduction), les clients ne doivent pas se contenter d’être passifs (ils ne le sont pas dès lors qu’ils jugent une traduction insatisfaisante), mais agir au contraire vis-à-vis de leurs propres clients pour promouvoir à leur tour l’importance de traductions de qualité. Car s’il est vrai qu’on reconnaît la qualité en la rencontrant, alors pourquoi ne pas en parler autour de soi lorsqu’on l’obtient ?

  • Au niveau des pouvoirs publics 
La France a toujours eu une politique volontariste en matière linguistique, déjà dès la Révolution ! (Perrot, 1997).

« Le volontarisme », nous dit Louis Porcher, « suppose que des décisions soient prises, qui, elles, sont d’abord proprement politiques et ensuite technologiques. La première décision à prendre, une fois les objectifs affirmés et éclairés, consiste à dégager des priorités, à les hiérarchiser, puis à fixer les modalités de l’action, qui ont à articuler le court et le long terme. Il n’y a pas de politique linguistique à long terme, en effet, sans détermination de buts à atteindre à long terme : c’est celui-ci qui détermine le court terme, et non l’inverse, comme cela se produit trop souvent. » (Porcher, 2012)

C’est moi qui souligne. Et d’identifier quatre forces « convergentes » d’une politique linguistique :
  1. l’enseignement ;
  2. l’action culturelle ; 
  3. les médias ; 
  4. les entreprises. 
J’y ajouterais un cinquième pilier : l’État.

« La langue de l’Europe, c’est la traduction » 

Michaël Oustinoff (2009), dans Plurilinguisme et traduction à l'heure de la mondialisation, en citant Umberto Eco (« La lingua dell’Europa è la traduzione »), précise : « C’est cette langue-là qu’il faut apprendre. »

Voici donc une formule originale rapportée à la traduction qui ouvre des horizons pour une politique linguistique volontariste visant à la promouvoir comme « langue à part entière ».

En novembre 2004, Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication à l’époque, prononçait devant la fédération européenne des institutions linguistiques nationales les mots suivants :
« [I]l faut parler au moins deux langues pour parler la sienne et comprendre qu’on en a une : la diversité culturelle ainsi comprise désigne une raison politique d’espérer. » 
En le citant, Barbara Cassin (2011) combat cet avis :
« Est-il vrai qu’il faille parler au moins deux langues pour parler la sienne et comprendre qu’on en a une ? Certainement pas. Cela serait compris comme un encouragement à apprendre l’anglais pour parler le français. » 
Personnellement, je suis en désaccord total avec cette position, partiale et qui ressemble plus à une querelle de chapelle qu’à un raisonnement solidement argumenté.

Je peux vous assurer par expérience qu’être polyglotte aide à mieux comprendre sa langue (voire sa culture) et à la découvrir chaque jour davantage. À titre d’exemple, les italiens disent toujours que le français est une langue « douce » ! Or connaissez-vous un seul locuteur français monolingue qui pense de sa langue qu’elle est « douce » ? Mais en comparant le français aux autres langues, on se rend bien compte que la sonorité de la langue de Hugo est « douce »…

Une découverte ne pouvant avoir lieu qu’à travers le prisme d’une autre (d’autres) langue(s).

Les sources d’inspiration et les initiatives possibles sont multiples.

Certaines normes ISO, comme la n° 11669:2012 (Projets de traduction — Lignes directrices générales), ou la n° 29383:2010 (Politiques terminologiques — Élaboration et mise en œuvre), précisent respectivement :
  • « La présente Spécification technique reflète l’éventail de projets assurés par les prestataires de services de traduction (PST). Elle fournit des lignes directrices relatives aux bonnes pratiques pour toutes les phases d’un projet de traduction. Elle sera également utile pour les institutions qui forment les traducteurs. Elle n’est pas censée faire concurrence aux normes régionales et nationales en vigueur, mais a pour objet d’améliorer la communication entre toutes les parties prenantes concernées dans le cadre d’un projet de traduction, notamment les personnes qui demandent le service de traduction, celles qui assurent le service et celles qui utilisent le produit de la traduction. » 
  • « Les politiques terminologiques peuvent prendre des formes très variées, en fonction du contexte. Dans un contexte national, une politique terminologique peut se traduire, du moins en partie, par un document juridique, par exemple pour une politique linguistique, éducationnelle ou informationnelle. Dans le même ordre d’idées, la politique terminologique au sein d’une grande organisation non gouvernementale ou intergouvernementale peut être complexe car elle doit traiter une situation politique très complexe et différents niveaux d’interopérabilité (culturel, politique, sémantique, …). » 
Un autre modèle tout trouvé pour intervenir en faveur de la traduction est celui de la Commission européenne, dont les objectifs du programme EMT (déjà cité), promu par la DGT, sont les suivants :
  1. Favoriser et encourager un apprentissage et un enseignement dynamiques (…) 
  2. Reconnaître, distinguer, puis s’adapter à l’évolution de la formation des traducteurs qu’impliquent le développement du marché et le progrès technologique.
  3. Évaluer la qualité des programmes de formation en traduction. 
  4. Collaborer avec les associations professionnelles, les institutions et les entreprises de traduction afin de conserver une compréhension approfondie des différentes facettes des professions liées à la traduction. 
  5. Encourager un soutien mutuel entre les différents membres du réseau EMT (…)
  6. Suivre les avancées en matière d’innovation et de recherche pédagogiques ainsi que le développement de programmes d’études et évaluer leur compatibilité avec les programmes EMT. 
La DGT a également qualifié de stratégiques pour l’EMT les domaines suivants : 1) l’innovation ; 2) l’employabilité ; 3) les critères définis par l'EMT pour l'évaluation et la sélection des programmes ; 4) l’Association EMT ; 5) la formation des formateurs. 

Je me limiterai ici à détailler les points 2) et 5) :

2) Employabilité : 
  • Mener une réflexion sur l'employabilité comme moyen d'augmenter le prestige de la profession, et en termes de formation tout au long de la vie. 
  • Déterminer le profil du traducteur. 
  • Mener des enquêtes appropriées et régulières auprès des employeurs. 
  • Prendre contact avec les employeurs et inviter des professionnels à intervenir comme formateurs et à évaluer le travail des étudiants au sein des programmes de traduction. 
  • Encourager les stages et conclure des conventions de formation avec l'industrie. 
  • Surveiller l'évolution des compétences requises dans la profession. 
5) Formation des formateurs : 
  • Élaborer un cadre général définissant un profil de compétences pour les formateurs de traducteurs. 
  • Créer une banque de ressources contenant du matériel pédagogique destiné aux formateurs de traducteurs. 
  • Développer le processus de formation tout au long de la vie des formateurs de traducteurs. 
  • Rédiger un guide de mise en place pour les nouveaux programmes de formation à la traduction professionnelle et traiter en particulier la question du passage de la philologie/études de lettres à la traduction. 
Source : document STRATÉGIE RELATIVE AU MASTER EUROPÉEN EN TRADUCTION (EMT), consulté le 11 décembre 2014

Les pouvoirs publics n’ont donc que l’embarras du choix pour promouvoir la traduction. Sans se limiter aux subventions pour la traduction littéraire (à lui seul, le Centre national du livre attribue des aides à la traduction pour un montant annuel de 42 millions d’euros, contre un budget 2015 de 3,73 millions d’euros de l’Agence européenne EACEA), ils pourraient par exemple, juste en redistribuant les aides existantes, lancer des campagnes publicitaires massives s’adressant directement aux citoyens...

  • Au niveau des citoyens en général 
Dans la seule Europe, le public potentiellement intéressé par les langues et les cultures représente environ 500 millions de personnes !

Parmi elles, les enfants et les adolescents – les citoyens de demain – sont une cible de choix, qui ne demandent qu’à s’engager dans l’apprentissage actif de la traduction. Le tout est de se mettre à leur niveau, par exemple en développant des applications ludiques pour le Web, multi-dispositifs, d’ailleurs le créneau des langues pour tous commence déjà à être occupé par des acteurs commerciaux, Duolingo pour n’en citer qu’un.

Les États doivent-ils toujours être à la remorque des entreprises privées ?

Car de même que les enseignants et formateurs ont une obligation particulière vis-à-vis de leurs étudiants, les États devraient avoir la responsabilité d’encourager les autres parties prenantes en facilitant leur implication à tous les plans, et notamment celle des citoyens.

* * * 

Pour conclure, cet article ne présente que les contours d’un cadre d’intervention éventuel, sans rentrer dans le détail des actions marketing à entreprendre, mais qui doivent s’inscrire dans une stratégie de communication persuasive tournée vers les publics concernés « en vue de modifier leurs comportements mentaux (motivations, connaissances, images, attitudes etc.) et, par voie de conséquence, leurs comportements effectifs ».

Tel est probablement le prix à payer pour que la traduction regagne sa crédibilité initiale, voire son prestige, et retrouve enfin son droit de cité mondial !





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