Cela étant, ces dates et ces données historiques suffisent pour établir que Monsieur Federico Pucci est le précurseur absolu de la traduction automatique dans le monde, telle que nous la connaissons aujourd’hui, en avance de près d’un siècle sur la réalité actuelle.
Et qui devance de quelques années les brevets déposés en 1933 indépendamment par l'ingénieur français d'origine arménienne Georges Artsrouni, et par l'ingénieur soviétique Petr Petrov Smirnov-Troyanskii pour des dictionnaires mécaniques, qui sont les deux pionniers universellement reconnus de la traduction automatique.
Pour autant, si nous avons la certitude documentée de l’existence des « machines à traduire » de MM. Artsrouni et Troyanskii, il n’en va pas de même pour le « traducteur mécanique » de Monsieur Pucci, dont, jusqu’à présent, toutes mes recherches pour tenter de trouver une trace concrète, physique, de sa machine n’ont pas abouti.
À vrai dire, j’en suis même arrivé à la conviction que la machine n’a jamais existé, en dépit de toute l’énergie et de tous les efforts déployés par son concepteur pour y parvenir, si ce n’est sous forme de la maquette reconstituée pour chaque édition de son livre.
Monsieur Pucci avait en effet une vision très précise de ce qu’aurait dû être sa « machine à traduire », il nous éclaire lui-même sur
son idée multiforme :
Ces machines se déclinent en machines simples, mécaniques, électriques, phono-électriques, photo-électriques et télé-électriques, et donnent naissance à de nombreux autres types composés, dont l'Interprète Électro-mécanique Portable, qui a été primé au Grand Concours d'Inventions de Liège.
(…)
Pour une machine électrique, le mouvement qui est fait à la main dans le cas présent est effectué par l'électricité ; pour la machine phono-électrique, le vocabulaire mobile comporte trois colonnes, dont les deux premières sont imprimées sur une feuille d'étain, et la troisième est constituée par un disque d'acier tel que celui d'un phonographe, sur lequel le locuteur étranger enregistre la prononciation des termes de sa langue ; près de chaque mot italien se trouve un numéro ; en appuyant sur un bouton, une tête de lecture électrifiée dans un champ magnétique se déplace sur la prononciation enregistrée et lit le mot en langue étrangère, après qu'un mouvement électrique ait procédé aux corrections graphique et phonétique : dans ce cas, en remplaçant « o » par « oes » ; le système télé-électrique suppose deux traducteurs électriques, l'un fonctionnant comme dispositif de transmission, disons à Rome, et l'autre comme dispositif de réception, disons à Londres ; en reliant les deux unités avec un téléimprimeur, le dispositif qui se trouve à Londres effectue les mêmes mouvements que le dispositif de transmission à Rome, pour obtenir à distance la traduction écrite et orale ; dans les autres types de machine, la partie du correcteur syntaxique est encadrée dans le vocabulaire mobile ; j'ai retenu cette disposition pour simplifier le vocabulaire en vue des expériences à réaliser ; j'ai choisi l'anglais pour une première application, car les variations morphologiques de cette langue sont peu nombreuses ; pour les expérimentations phoniques nous préférerons l'espagnol, et les premières expériences photo-télé-électriques seront tentées entre Rome (peut-être auprès de l'Académie universelle des inventeurs et des auteurs) et les bureaux des organisations alliées de l'Association Pro-Pace pour la langue espagnole. Avant de traduire, on consulte le correcteur syntaxique qui donne la construction…
Pour autant, bien qu’il s’y soit employé toute son existence durant, puisqu’il a écrit sans interruption pendant trente ans pour nous décrire son invention (à ma connaissance,
10 ouvrages de 1931 à 1960), près d’un siècle plus tard, ses nombreuses tentatives de « traduire » sa vision et son concept en « dispositif physique » ne me semblent pas avoir été couronnées de succès.
Les deux seuls « diplômes » que nous possédons (
Paris 1935 et
Liège 1950, puisqu’il semble bien que ceux relatifs aux médailles d’argent de Bolzano et de Cuneo aient été volés) témoignent dans ce sens, de même que de nombreux indices nous racontent ses tentatives avortées de faire réaliser la machine.
Mais examinons dans le détail :
1) les diplômes ;
2) les indices.
[Début]
*
1) Les diplômes
a) Paris, mai 1935
À propos de ce diplôme, délivré en mai 1935 par le Comité de la Foire de Paris, j’avais cru tout d’abord qu’il était lié au concours Lépine, qui se tient habituellement dans le cadre de la foire de Paris. Or le 33
e concours Lépine s’est déroulé du 30 août au 7 octobre 1935 au parc des expositions de la porte de Versailles, soit plus de trois mois après la remise du diplôme.
En réalité, la réponse se trouve dans la revue mensuelle du bureau international pour la protection de la propriété industrielle, intitulée « La Propriété Industrielle » (
51e année, n° 4, 30 Avril 1935) :
« …la Foire de Paris, qui doit avoir lieu dans cette ville, porte de Versailles, parc des Expositions, du 18 mai au 3 juin 1935 et sera accompagnée d'un Concours d'inventions ouvert du 10 mai au 3 juin (arrêté du 22 mars) »…
Les certificats de garantie seront délivrés, dans le [cas de Paris], par le Directeur de la propriété industrielle…, dans les conditions prévues par les décrets des 17 juillet et 30 décembre 1908 (-).
À noter que le Concours de la Foire de Paris n’admettait que «
les inventions vraiment inédites et n'ayant jamais été présentées à un autre concours ».
Ainsi, l’année précédente, «
malgré le réel intérêt que présentaient la plupart des envois, après un examen des plus sincères, il ne fut attribué par le Jury que 170 récompenses alors que les 643 inventeurs participant au Concours avaient présenté 1055 inventions nouvelles. Cette sévérité du Jury implique que seules, les inventions véritablement dignes de ce nom, sont récompensées. Il faut y voir la raison du niveau très élevé du concours et de l'intérêt qu'il présente aussi bien pour les chercheurs que pour les industriels. » (
Source)
Donc ce diplôme atteste d’une médaille d’argent décernée pour récompenser une «
invention véritablement digne de ce nom » : «
une méthode à traduire les langues sans les connaître » !
Même terme que celui employé par le journaliste en 1930, les mots ont plus que jamais leur importance…
Monsieur Pucci lui-même nous le confirme au moins à deux reprises, d'abord dans l'un de ses livres où il écrit « ...
tel est le système que j'ai présenté à Paris en septembre 1949 », puis dans sa
lettre au CNR : «
cette étude fut primée par une médaille d'argent à l’exposition-concours des inventions internationales de la foire de Paris, en 1935 ».
Une « méthode », un « système », une « étude », et non pas une « machine ».
- - -
b) Liège, 1950
Cette Foire internationale s’est déroulée à Liège du 29 avril au 14 mai 1950, sur le thème «
À la pointe du progrès technique », et plus spécialement dans les domaines « Mines, Métallurgie, Mécanique, Électricité industrielle ».
C’est sûrement la raison pour laquelle, dans son livre, M. Pucci qualifie l’invention présentée à cette occasion d’«
Interprète Électro-mécanique Portable », alors que le diplôme du concours d’inventions de la foire internationale mosane évoque une médaille d’argent décernée pour récompenser la «
Traduction écrite et parlante des langues sans les connaître ».
Une formulation qui semble
écarter toute idée de « machine », contrairement à l’appellation choisie par son inventeur pour la circonstance, probablement pour faire rentrer sa création dans le périmètre des thèmes abordés par la Foire.
[Début]
*
2) Les indices
Là encore, les principaux indices nous sont donnés par Monsieur Pucci dans
ses deux lettres au CNR (équivalent italien du CNRS), écrites respectivement les 10 juillet 1949 et 17 octobre 1950, ainsi que dans la
réponse du CNR, datée du 20 juillet 1949, à sa première lettre (qui mentionnait dans son objet : « …
traducteur électromécanique italien participant à l'exposition-concours d’inventions qui se tiendra du 16 au 29 septembre 1949 à Paris »).
a)
« …
il me fut également permis, en 1936, de participer à l'exposition de Leipzig, même si l’Exposition internationale des inventions qui se déroula dans cette ville, tout en appréciant mes études et en reconnaissant leur caractère innovant, ne l’accepta pas, l'originalité de mon invention étant qu’elle fut la seule à ne figurer que dans des livres, auquel cas le droit allemand ne prévoit pas la brevetabilité… Toutefois, compte tenu de l'intérêt du public allemand pour découvrir cette innovation, la Foire de Leipzig prit la peine de m’admettre dans un autre secteur et de m’accorder pour ce faire des facilités spéciales. »
Donc pas de machine.
- - -
b)
Puis ce fut la guerre, et le soussigné tenta de transposer ses études sur un plan militaire, en parvenant à créer les traducteurs mécaniques de type C et D, c’est-à-dire en reportant le problème sur un plan mécanique et en essayant de créer une nouvelle langue de formation mécanique, le dispositif C fonctionnant comme émetteur, et le dispositif D comme récepteur, ces deux dispositifs devant participer à l'Exposition de la Technique en 1940 ; pour autant, la Ministère de la Guerre s’opposa à cette participation, et je fus appelé à Rome pour apporter des éclaircissements sur mon invention, qui fut reconnue correcte et pour laquelle on m’autorisa à construire l'appareil aux frais de l'état pour les premières expériences, vu que je n'avais pas les capacités financières pour le faire. Naturellement, je fus obligé de garder le silence. Toutefois, en sachant que je n’avais pas les compétences mécaniques pour construire l'appareil et qu’il m’aurait fallu faire appel à des tiers, qui n’auraient pas forcément gardé le secret, j’ai préféré refuser la mission pour ne pas courir de risque, en abandonnant l'invention aux mains du Ministère de la Guerre afin qu'il en fit ce qu’il aurait jugé bon.
Je cite M. Pucci : «
on m’autorisa à construire l'appareil aux frais de l'état pour les premières expériences »… «
Toutefois, en sachant que je n’avais pas les compétences mécaniques pour construire l'appareil…, j’ai préféré refuser la mission pour ne pas courir de risque, en abandonnant l'invention aux mains du Ministère de la Guerre afin qu'il en fit ce qu’il aurait jugé bon. »
Aucune machine n’a donc été fabriquée, pas plus par M. Pucci que sur décision du Ministère de la Guerre.
- - -
c)
Dans sa
deuxième lettre au CNR, M. Pucci rappelle ce qui suit, dès les deux premiers paragraphes :
-
Premier paragraphe :
Le soussigné … se permet de vous faire observer que … suite à la présentation de ses dessins à l'Exposition des inventions de Paris (septembre 1949)…
Présentation de ses « dessins », et non pas de sa « machine ».
Il le rappelait d’ailleurs dans
la première lettre :
La traduction dynamo-mécanique dans ses trois stades a été acceptée pour participer à l'exposition-concours internationale des inventions de la Foire de Paris, qui s’ouvre le 16 septembre. (…)
Observons que l'Exposition des inventions de Paris accepte également les inventions sous forme de dessins, en se limitant à vérifier l’exactitude des théories qui y sont exposées.
Un certificat de garantie émis par l'Office de la propriété industrielle de Paris est donc en cours de délivrance en faveur de l'auteur soussigné.
Cette mention faite au « certificat de garantie » est importante, car elle évoque ce que nous avons vu plus haut dans la revue mensuelle du bureau international pour la protection de la propriété industrielle, intitulée « La Propriété Industrielle » (
51e année, n° 4, 30 Avril 1935) :
Les certificats de garantie seront délivrés, dans le [cas de Paris], par le Directeur de la propriété industrielle…, dans les conditions prévues par les décrets des 17 juillet et 30 décembre 1908 (-).
Mais de quoi s’agit-il ? Le décret du 17 juillet 1908 fut rendu en exécution de la «
Loi du 13 avril 1908 relative à la protection temporaire de la propriété industrielle dans les expositions internationales étrangères officielles ou officiellement reconnues, et dans les expositions organisées en France ou dans les territoires d'outre-mer avec l'autorisation de l'administration ou avec son patronage », dont l’article 1 énonce :
Une protection temporaire est accordée aux inventions brevetables, aux dessins et modèles industriels, ainsi qu'aux marques de fabrique ou de commerce pour les produits qui seront régulièrement admis aux expositions…
Et l’article 2 (dans sa version consolidée au 05 septembre 2018) :
Les exposants qui voudront jouir de la protection temporaire devront se faire délivrer, par l'autorité chargée de représenter officiellement la France à l'exposition, un certificat de garantie qui constatera que l'objet pour lequel la protection est demandée est réellement exposé.
La demande dudit certificat devra être faite au cours de l'exposition et au plus tard dans les trois premiers mois de l'ouverture officielle de l'exposition ; elle sera accompagnée d'une description exacte de l'objet à garantir et, s'il y a lieu, de dessins dudit objet.
Donc selon M. Pucci, un certificat de garantie émis par l'Office de la propriété industrielle de Paris lui aurait été délivré,
non pas pour la « machine à traduire » qu’il n’avait pas fabriquée, mais pour ses « dessins ».
-
Deuxième paragraphe :
L'Institut des inventions semble donc être d’avis que la priorité scientifique de l'invention reste attribuée à l’auteur soussigné (en se basant sur le dossier n° 11095 dans lequel ledit Institut approuvait l'invention de l'auteur, mais considérait toutefois qu'elle ne pouvait être brevetée car ne se composant que d'un livre et non pas d’une machine, 12 décembre, 1942),…
Cette fois, c’est dit et écrit, noir sur blanc :
l’invention ne pouvait être brevetée car ne se composant que d'un livre et non pas d’une machine !
- - -
d)
Dans
sa réponse à la première lettre de M. Pucci, le CNR lui signale que « …
votre projet de conception d’un "traducteur électromécanique italien" peut être soumis à l’examen de l'Institut national pour l'examen des inventions, …, en présentant [un projet bien défini au plan technique et convenablement illustré]
, à même de permettre la formulation d'un avis sur le fond qui, s’il est favorable, pourra déboucher sur une aide adaptée au développement de l’invention. »
Il s’agit par conséquent du
projet de conception d’une invention qui n’a jamais été développée.
[Début]
*
La réponse définitive est...
En résumé, au vu des nombreux éléments et indices concordants, je me sens résolument en mesure d’affirmer qu'à la question :
la « machine à traduire » de M. Pucci a-t-elle jamais existé ?, la réponse définitive est ... NON !
Malheureusement. Resté seul trop longtemps avec ses idées, et malgré la clairvoyance de sa vision, dès le début il n'est pas parvenu à réunir les ressources financières et techniques nécessaires pour réaliser un prototype fonctionnel de son projet, et pouvoir ainsi breveter une invention qui n’a jamais dépassé le stade conceptuel des dessins, maquettes et descriptifs
.
M. Pucci n’a pourtant pas ménagé ses efforts, pendant des décennies, en participant à différentes expositions et en rédigeant plusieurs ouvrages pour tenter par tous les moyens à sa disposition de faire connaître « ses machines à traduire » et leur antériorité :
➽ pendant 20 ans, de 1930 à 1950,
participation à sept expositions (inter)nationales – concours d’inventions (j’utilise la terminologie employée par M. Pucci dans ses lettres), hors l’Exposition de la technique de 1940 (à Rome, j’imagine, sa participation n’ayant pas été autorisée par le Ministère de la Guerre), primée par
quatre médailles d’argent :
- Exposition nationale de Bolzano (1930), médaille d'argent
- Exposition de Cuneo (1930), médaille d'argent
- Exposition internationale des inventions, Foire du Levant, Bari (1934)
- Exposition-concours internationale des inventions de la foire de Paris (1935), médaille d'argent
- Exposition internationale des inventions de Leipzig (1936)
- Exposition-concours d’inventions, Foire de Paris (1949)
- Foire internationale de Liège, Concours d’inventions (1950), médaille d’argent
➽ pendant 30 ans, de 1931 à 1960,
rédaction de dix livres consacrés à « ses machines à traduire » :
- 1931 : Il traduttore meccanico ed il metodo per corrispondersi fra Europei conoscendo ciascuno solo la propria lingua : Parte I (Traduzioni dalla lingua estera). / Traduction : « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue », 1e partie (Traductions à partir de la langue étrangère). Publié durant la neuvième année de l'ère fasciste !
- 1949 : Serie delle grammatiche dinamiche, pratiche, ragionate, storico-comparate : Parte I. Per coloro che in pochi giorni desiderano acquistare una conoscenza elementare della lingua straniera. [fasc. ] I. Inglese
- 1949 : Le traducteur dynamo-mécanique : L'invention pour traduire les langues de l'occident sans les connaitre presque sans dictionnaire. Op. I: anglais-francais. Le sous-titre dit ceci : « Perfectionnement de l'invention primée (traduction mécanique) avec diplôme de médaille d'argent à l'Exposition Concours International des Inventions, Foire de Paris 1935 ».
- 1949 : Il traduttore dinamo-meccanico : Serie A. L'invenzione per la traduzione immediata e rapida nelle lingue dell'Occidente senza conoscerle e quasi senza vocabolario... [fasc. ] 1. francese - italiano
- 1949 : Il traduttore dinamo-meccanico : Serie A. L'invenzione per la traduzione immediata e rapida nelle lingue dell'Occidente senza conoscerle e quasi senza vocabolario... [fasc. ] 2. Inglese - italiano
- 1950 : Grammatica dinamica della Lingua tedesca : (linee fondamentali)
- 1950 : Il traduttore dinamo-meccanico : Tipo libro macchina. Serie a. L'invenzione per la traduzione immediata e rapida nelle lingue dell'Occidente senza conoscerle e quasi senza vocabolario. [fasc. ] 1. Italiano-Inglese
- 1952 : Il traduttore dinamo-meccanico : Serie B. L'invenzione per la traduzione immediata e rapida nelle lingue dell'Occidente senza conoscerle e quasi senza vocabolario... [fasc. ] 1. Italiano - Francese
- 1958 : Vocabolario mobile italiano - francese : (parte Traduttore Meccanico). / Traduction : « Vocabulaire mobile italien – français : (partie Traducteur mécanique) ».
- 1960 : Il traduttore dinamo-meccanico : Serie A. L'invenzione per la traduzione immediata e rapida nelle lingue dell'Occidente senza conoscerle e quasi senza vocabolario... Tedesco – Italiano
[Début]
*
L'annonce du 26 août 1949
Pour obtenir comme seul résultat tangible - après autant d’énergies dépensées, de ressources et de constance dans la durée -, une simple annonce publiée
le vendredi 26 août 1949 (
il y aura soixante-dix ans en 2019) à la fois en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
En Grande-Bretagne, le News Chronicle publie dans l’une de ses colonnes l’info suivante :
Vous tapez en anglais, ça imprime en grec
Désormais, les touristes britanniques devraient pouvoir faire le tour du monde sans devoir apprendre les langues si l’inventeur Frederico (sic!) Pucci, de Salerne, achève son « traducteur électrique ».
Il déclare que tout sera prêt dans une quinzaine de jours.
Sur la machine de Pucci, vous tapez juste quelques mots en anglais, par exemple, pour que la machine les imprime en italien, en grec ou dans toute autre langue.
Donc
la machine n'était pas encore prête, M. Pucci s'étant par ailleurs refusé à fournir davantage de détails...
Aux États-Unis, l’
United Press lance une dépêche le 25 août 1949, qui sera reprise le lendemain par le New York Times :
ainsi que par plusieurs journaux américains dans les jours suivants (du 26 au 29). Grâce à Google, j’ai pu en trouver une dizaine sur Internet, mais il y en a sûrement eu d’autres (cliquer sur l'image pour voir la liste) :
Seuls les titres changent, tous reprennent fidèlement le même texte, sur ce modèle :
- Translation machine reported (The New York Times - Page 9 - August 29, 1949)
- CLAIMS GADGET TRANSLATES (Battle Creek Enquirer from Battle Creek, Michigan - Page 3 - August 29, 1949)
- Electric Translator (The Pittsburgh Press from Pittsburgh, Pennsylvania - Page 5 - August 27, 1949)
- Has Invented Language Machine (The Columbus Telegram from Columbus, Nebraska - Page 5 - August 26, 1949)
- In the News... (Traverse City Record-Eagle from Traverse City, Michigan - Page 3 - August 27, 1949)
- Invents Machine That Does Translations (The Call-Leader from Elwood, Indiana - Page 6 - August 29, 1949)
- ITALIAN HAS NEW GADGET (The Daily Chronicle from De Kalb, Illinois - Page 5 - August 27, 1949)
- Italian Invents Translating Machine (Freeport Journal-Standard from Freeport, Illinois - Page 6 - August 26, 1949)
- Just the Thing for Latin Students (The Boston Globe from Boston, Massachusetts - Page 1 - August 26, 1949)
- New Translation Machine (Green Bay Press-Gazette from Green Bay, Wisconsin - Page 22 - August 26, 1949)
- ROBOT TRANSLATION (The Billings Gazette, Montana & Wyoming - Page 3 - August 27, 1949)
- Salerno. Italy, Aug. 27 (U.P.) (Medford Mail Tribune from Medford, Oregon - Page 13 - August 28, 1949)
- Smart Machine (The Edwardsville Intelligencer from Edwardsville, Illinois - Page 10 - August 26, 1949)
Rien de plus. Ensuite, oubli total pendant près d’un demi siècle ! Jusqu’à ce que M. John Hutchins, spécialiste et historien de la traduction automatique, ne rapporte les quelques lignes du New York Times citées plus haut...
Et M. Hutchins d'ajouter : «
and nothing more is known about Pucci... ». Avant de préciser :
It is not known how many others at this time had similar ideas about translating machines. The new electronic computers had caught the imagination of many people. Reports on the 'electronic brains' – the term regularly used by journalists – appeared almost daily in national newspapers throughout the world. Translation was then, and often still is, regarded by those unfamiliar with its difficulties as essentially a question of finding equivalent words in another language. To use a computer in such a task seemed trivial.
Traduction :
Nous ignorons combien d’autres personnes ont actuellement des idées similaires sur les machines à traduire. Les nouveaux ordinateurs électroniques ont frappé l'imagination de beaucoup de gens. Partout dans le monde, des dépêches sur les « cerveaux électroniques », terme couramment employé par les journalistes, sortent presque quotidiennement dans les journaux. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas les difficultés de la traduction, celle-ci était essentiellement considérée - et elle l'est encore - comme la recherche de mots équivalents d'une langue à l'autre. Par conséquent, utiliser un ordinateur pour une telle tâche semblait une évidence banale.
Une chose est sûre : ce constat ne concerne pas Monsieur Pucci, puisqu'en 1949 cela faisait déjà 20 ans qu'il tentait de théoriser son idée de « traducteur automatique »... "
In tempi non sospetti", dirions-nous en italien, longtemps avant l'arrivée des premiers ordinateurs. Et il était bien le seul, à l'époque !
Puis, de nouveau, retombée dans l'
oubli total pendant deux autres décennies ! Jusqu’à ce que le soussigné,
en préparant une infographie sur l’histoire de la traduction automatique, ne lise l’entrefilet signalé par John Hutchins ; une découverte qui m’a tellement chamboulé que j’en ai oublié l’
infographie pour concentrer mes recherches sur l’histoire extraordinaire de Federico Pucci…
Dont l’idée de ce qu’aurait dû être la traduction automatique était fort différente de celle de tous les autres chercheurs renommés dans ce domaine. Car il avait compris très tôt que la force brute des machines n’aurait jamais suffi seule à venir à bout de ces masses extrêmement fluides que sont les langues. Français, russes et américains l'ont découvert à leurs frais, après avoir dépensé des millions et des millions depuis la fin de la seconde guerre mondiale sans jamais obtenir de résultats véritablement probants. Jusqu'à l'arrivée de
Google...
De plus Monsieur Pucci était un franc-maçon, pétri d’universalisme. Et contrairement aux « cerveaux électriques » très en vogue à l’époque, il rêvait d’une machine simple (
Temps nécessaire pour apprendre à traduire : une minute…), pratique, peu encombrante et abordable : en 1950 le livre seul était vendu 150 lires, et 600 lires avec la machine !
Une utopie, bien évidemment, puisque la machine portable et bon marché (450 lires...) qu'il rêvait n’avait jamais été construite. Cela témoigne cependant d’une vision radicalement différente de tous les autres travaux connus à ce moment-là (et même par la suite).
J’imagine également que la lettre recommandée expédiée au
Président Truman (probablement fin avril / début mai 1949), outre l'espoir déclaré de recevoir un appui pour la construction des électro-traducteurs, avait aussi pour but de faire valoir l’antériorité de son concept. Tentative renouvelée à partir de 1953 en adressant un deuxième courrier recommandé à
Clare Boothe Luce, alors ambassadrice des États-Unis à Rome, resté sans réponse.
Du reste son approche est claire, notamment dans sa
première lettre au CNR, où il ne revendique pas seulement l’antériorité de son invention sur le cerveau électrique annoncé par les américains [en citant les travaux de M. Harry Huskey à cette époque, qui envisageait d’utiliser son ordinateur SWAC (
Standards' Western Automatic Computer) pour la traduction automatique, une information également relayée par
M. Hutchins], mais où il souligne que,
de par son prix considérable, l'appareil américain n’a aucun usage commercial :
2) la construction des traducteurs électromécaniques italiens ne coûterait que quelques dizaines de milliers de lires et non pas des milliards de dollars ;
3) le prix des appareils électromécaniques italiens serait limité, ils pourraient aussi être fabriqués en série à destination de l'étranger et seraient probablement en mesure de rapporter des sommes largement supérieures aux dépenses investies. Le soussigné est fermement convaincu qu’en impliquant la collaboration de fortes compétences électromécaniques italiennes la possibilité deviendra réelle, dans un avenir proche, d’écrire un texte à la machine en Italie et d’en obtenir la traduction écrite et parlée à l'étranger.
Une posture qui annonce déjà la démocratisation planétaire de la traduction automatique telle que nous la connaissons aujourd’hui, et telle que nous la connaîtrons demain plus encore.
Franchement, je ne comprends pas, et j’accepte encore moins, le silence général qui enveloppe l'existence de M. Pucci depuis que j’ai commencé à en parler et à publier au fur et à mesure sur Internet mes découvertes à son sujet. À l'exception d'
un étudiant en master de traduction, jusqu’à présent aucun chercheur, aucun universitaire, aucun des acteurs majeurs de la traduction automatique ne m’a jamais contacté ni n’a jamais repris et approfondi ce nouveau matériel, qui marque pourtant une rupture évidente avec toute l’histoire de la TA.
Et lorsque j’ai tenté d’en parler avec quelques spécialistes, au mieux j’ai eu droit à de petits sourires condescendants, au pire ils m’ont totalement ignoré ! Dans la plus parfaite continuité avec l’indifférence hautaine qui entoure depuis toujours les travaux et l’aventure humaine de M. Pucci.
Toutes proportions gardées, son histoire n’est pas sans rappeler celle de M.
Charles Goodyear, qui a passé sa vie pour faire reconnaître son invention avant de mourir dans le dénuement le plus complet.
[Début]
*
L'homme d'ingéniosité et de culture
Sur la stèle de son tombeau, sa fille a fait graver ces mots :
Cav. Federico Pucci, 23/03/1896 - 6/03/1973
Homme d'ingéniosité et de culture
En outre M. Pucci était un polyglotte reconnu, puisque nous disposons d’au moins trois attestations de la Préfecture de Salerne qui font état de son expertise linguistique.
Le
19 août 1940, un courrier ayant pour objet la
Commission provinciale de la censure – Interprètes, adressé au Ministère de l’Intérieur par le Préfet de Salerne, dit de M. Pucci :
Nous avons en outre un fonctionnaire des FF.SS. (les chemins de fer italiens) qui, en plus de connaître [l’allemand, le français, l’anglais et l’espagnol], est également expert en tchécoslovaque, portugais, hollandais, suédois et langues slaves.
Dans une autre lettre datée du
30 octobre 1942, ayant pour objet le «
Service de la Censure de guerre », toujours adressée au Ministère de l’Intérieur par le Préfet de Salerne, la situation est décrite comme suit :
Cela fait maintenant quelques temps que confluent vers la présente Commission provinciale, aux fins de révision, d’importantes quantités de correspondance écrite en français, néerlandais, allemand, espagnol, portugais, catalan, roumain, esperanto, suédois, danois, flamand, norvégien, russe, bulgare, polonais, slovène, croate, bohème, tchécoslovaque, etc., provenant des Commissions homologues, notamment de Naples, Rome, Catanzaro, Brindisi, Bari, Ancône, Benevento, Campobasso, Avellino, Caltanissetta, Florence, Catane, Syracuse, Reggio Calabria, Messine, Palerme, Ragusa, etc.
Le travail de traduction, véritablement exorbitant, est confié au censeur extraordinaire, Cav. Pucci Federico, cadre des FF.SS. et expert polyglotte, qui est pratiquement obligé de travailler tous les jours en dehors des horaires normaux et de fournir un effort considérable pour assurer le bon fonctionnement du service.
Je propose donc d’accorder à M. Pucci, dont le rendement est supérieur en termes numériques autant que qualitatifs, un salaire mensuel de 700 LIT., compte tenu de sa qualification de seul traducteur spécialisé.
Enfin, une attestation du préfet G. Cenami, datée du
15 septembre 1948, précise en sa qualité de « Président de la Commission Provinciale censure de guerre » à l’époque, que M. Pucci est un
polyglotte, expert notoire … dans une trentaine de langues !
M. Pucci, durant la Seconde Guerre mondiale, à savoir entre juillet 1940 et juillet 1943, a exercé (…) la fonction de traducteur-censeur de la correspondance étrangère qui parvenait à la Commission provinciale censure de guerre de Salerne.
M. Pucci, qui est connu comme étant un polyglotte expérimenté, s’est vu confier la traduction et la censure non seulement de la correspondance civile rédigée dans une trentaine de langues étrangères qui arrivait à Salerne, mais qui provenait également de plusieurs autres Commissions provinciales pouvant déjà compter sur la collaboration de traducteurs, conformément aux dispositions ministérielles. M. Pucci a accompli les tâches qui lui étaient confiées avec diligence et une rare perspicacité.
À noter que la deuxième lettre mentionne le "
Cav. Pucci Federico", un titre honorifique qui désigne un "
Chevalier" (
Cav. = Cavaliere) et que nous retrouvons également sur la stèle de son tombeau. C'est ainsi que sa petite-fille et moi nous sommes perdus en conjectures sur l'origine de cette décoration, et en particulier sur les motivations l'ayant justifiée. Nous avons d'abord pensé à un
chevalier du travail, un titre toujours décerné en Italie mais qui ne fut créé qu'en 1951, or la mention du Préfet de Salerne est précédente ! Il ne pouvait donc s'agir que d'un ordre chevaleresque du Royaume d'Italie et non pas de la
République italienne, et plus probablement de l'
ordre de la Couronne d'Italie.
Après moult recherches, la petite-fille de Federico Pucci a pu remonter à la nomination de son grand-père, décoré Chevalier le 27 octobre 1936 (an XIV de l'ère fasciste), signée par
Victor Emmanuel III, Roi d'Italie et Empereur d'Éthiopie !
Notamment :
« En considération de mérites particuliers ;
Entendu le Conseil des Ordres des Saints Maurizio et Lazzaro de la Couronne d'Italie ;
Sur proposition du Chef du gouvernement, Premier ministre et secrétaire d'État (Mussolini) et du Ministre pour les Communications (Antonio Stefano Benni)
Nous avons nommé et nous nommons
Chevaliers de l'Ordre de la Couronne d'Italie, avec la faculté de se parer des insignes établis pour ce grade, les trois cent soixante-et-(onze) personnes ci-après :
Pucci Rag. Federico - Chef de gestion 2e cl. - Naples 263
Le Chancelier de l'Ordre est chargé de donner exécution au présent Décret, qui sera enregistré à la Chancellerie de l'Ordre.
Fait à San Rossore, le 27 octobre 1936 - XIV
De toute évidence, je pense que l'indice clé est "
Sur proposition ... du Ministre pour les Communications", en vertu des mérites de M. Federico Pucci antécédents à sa fonction de traducteur-censeur durant la guerre, et donc probablement comme reconnaissance du prix et de la médaille d'argent obtenus à la Foire de Paris l'année précédente pour récompenser sa "
méthode à traduire les langues sans les connaître" !
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Donc, à la veille de fêter
le 90e anniversaire de son concept de traduction automatique, je me rends bien compte que le chemin parcouru, déjà riche et intense, est inférieur à celui qui reste à parcourir, avant que le rôle de précurseur de Federico Pucci dans l’histoire de la traduction automatique ne soit universellement reconnu, et qu’une Université, ou encore l’un des principaux acteurs de la TA dans le monde (
Google ?), ne s’empare de ses travaux et intuitions pour réaliser finalement un prototype conforme à sa vision multiforme de « machine à traduire »…
Pour autant, j’espère avoir réussi à vous donner l’envie de mieux le connaître et d’approfondir les idées de
M. Federico Pucci en matière de « traduction mécanique », ancêtre méconnue de ce que nous connaissons aujourd'hui sous l'appellation commune de «
machine translation ».
[Début]