dimanche 13 avril 2025

Le temps de la réflexion

Un trait, entre tous distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l'ont précédée : la vitesse.

Paul Virilio (1932-2018)


Paul Virilio est un homme de notre temps, décédé il y a moins de dix ans. Dès la moitié des années 70, il fut le premier un théoricien de la « vitesse », dont il dénonça pendant 40 ans la tyrannie et les travers. Face à l'accélération du réel, disait-il, on n'a pas de philosophie pour penser ça.

Toutefois, bien qu'il l'ait prédit, je ne crois pas qu'il aurait imaginé l'accélération folle, exponentielle, à laquelle nous assistons au cours de cette dernière décennie, avec la rupture de la troisième révolution civilisationnelle due à l'intelligence artificielle ! Et nous n'en sommes qu'au début...

Dans une déclaration récente, Eric Schmidt (ex-CEO de Google) va encore plus loin : nous n'avons aucun langage (aucune langue ?) pour concevoir ni décrire ce qui va se passer (d'ici à moins de 10 ans...) (We have no language for what’s coming).

Personnellement, je suis un utilisateur assidu des ordinateurs et d'Internet depuis une trentaine d'années, or j'ai une répulsion instinctive vis-à-vis des téléphones portables, soi-disant intelligents, ces envahisseurs espions qui pénètrent notre existence chaque jour davantage. Ce qui me vaut d'ailleurs les moqueries de mon fils. Mais je n'en ai cure. Nos espaces de liberté se réduisent comme peau de chagrin, s'il y en a encore un peu, je ne vendrai sûrement pas ce qui me reste pour un plat de lentilles !

Gigantesque est le fossé, qui se creuse à chaque instant, entre la célérité de propagation de mille technologies dans nos vies, et la lenteur dont l'être humain a besoin pour assimiler les changements, pour donner du sens aux ruptures, à la fois personnelles et professionnelles, ou pour élaborer les douleurs et les souffrances (voire pour faire son deuil lorsque cela est nécessaire), qui émaillent notre parcours sur cette terre.

Confrontés à l'impossibilité ontologique de combler ce fossé, chacun de nous est appelé à mettre en œuvre ses propres stratégies, adopter (et adapter) une approche prospective pour explorer son avenir possible, et le construire étape par étape. Ce n'est jamais quelque chose que l'on bâtit dans la hâte. Cela doit s'inscrire dans un espace-temps humain (et non pas artificiel), réel (et non pas virtuel). Nos sens exigent du temps pour se développer. Plusieurs années passent avant que le bébé ne devienne l'enfant.

La vitesse n’est plus un simple paramètre technique, mais un facteur structurant de notre personnalité et civilisation, avec des implications profondes, politiques, culturelles, sociales (et notamment en termes de contrôle social, ou de « crédit social », pour employer une chinoiserie), voire militaires. Elle transforme notre rapport au monde, et donc au corps, à la présence, notre champ de vision se rétrécit. Elle altère notre perception des choses, abolit les repères physiques, l’espace géographique, « virtualise » le monde, le pollue à la fois physiquement (transports) et mentalement (stress, surcharge informationnelle).

La dictature de l’instant empêche la réflexion, la mémoire, le recul, avec des conséquences pour la démocratie, nos libertés, nos prises de décision, notre qualité de vie, en façonnant volontiers le monde moderne de manière contraignante, aliénante. Juste pour donner un exemple, imaginez les personnes âgées complètement perdues face aux démarches administratives - obligatoires ! - en ligne... 

Le traitement de l'info lui-même a perdu toute objectivité, toute déontologie. La vérité est devenue post-vérité, ou vérité alternative, une par personne ! Dans une incessante fuite en avant de l'actualité, les commentateurs à sens unique et propagandistes du système aboient juste pour orienter les opinions, une info en balaye une autre dans la foulée, en créant une amnésie collective et en instaurant la dictature de l’émotion. Selon Thierry Paquot, « Pris dans l’émotion d’un événement, vous pouvez faire voter ce que vous voulez. La démocratie, le débat public exigent du temps. Du temps pour s’informer, pour réfléchir à cette information, pour construire sa propre opinion. » 

Les politiques, comme toujours, brassent du vent et parlent pour ne rien dire. Paul Virilio nous informe de ce communiqué de presse conjoint des deux assemblées, daté du 8 février 2000, où les présidents du Sénat (Gérard Larcher, déjà lui...) et de l’Assemblée Nationale (Bernard Accoyer à l'époque), déclaraient de concert :
Une bonne loi nécessite un temps de réflexion incompressible. Il en va de la sécurité juridique de nos concitoyens et du bon fonctionnement de la démocratie.
Ces belles paroles ont-elles été suivies d'effets ? Non ! Jamais ! Comme tous les discours des politiques, du reste.

Or l'immédiateté pousse à prendre les décisions dans l’urgence, sans réflexion (Le réflexe remplace la réflexion), d'où le danger avéré pour la sécurité juridique de nos concitoyens et le bon fonctionnement de la démocratie...

Il en va de même partout où la « machine » tend à supplanter l'humain, désormais contraint de suivre un "temps-machine". Du pitch au job speed dating en passant par la gig economy, il faut que tout aille vite, très vite, c'est le triomphe de l'instantanéité. Dans la confrontation insensée entre IA traductionnelle et biotraducteurs, les "donneurs d'ordre" ont résolument perdu de vue l'effet Mozart :
Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !
Cette belle métaphore sur l'incompressibilité de certains délais d'exécution, relatée en février 2007 et exposée par Rory Cowan, PDG de Lionbridge Technologies, alors n° 1 de la localisation dans le monde, souligne implicitement les limites de la technologie galopante, qui ne pourra jamais répondre à tout sans intervention humaine...

Toutefois, dans la présomption de prétendre des traducteurs qu'ils réalisent la quadrature du triangle, selon laquelle entre les coûts, les délais et la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients), il fallait obligatoirement en prendre deux et oublier le troisième, il est clair que les clients ont définitivement choisi les deux premiers au détriment de la troisième ! Depuis longtemps dans l'air du temps, l'industrialisation du good enough est désormais un compromis parfaitement assumé, voire revendiqué.

*

J'ai commencé ce billet en citant Paul Virilio, je conclurai de même :
Le temps humain n'est pas le temps des machines. Avant, le temps humain, c'était le passé, le présent, le futur. Aujourd'hui, c'est du 24/24, du 7 jours sur 7, c'est l'instantanéité. Ça explique combien il est difficile de vivre, de tout concilier... Il faut se laisser le temps de réfléchir, le temps d'aimer...
Je vous ai proposé ma réflexion sur le sujet, je laisse à chacun(e) le soin d'élaborer la sienne. 



P.S. Juste pour donner une idée de la vitesse à laquelle les temps changent (présentation adaptée en juin 2007) :

  

jeudi 10 avril 2025

Les confessions d'un obsédé textuel

Depuis toujours je suis très porté sur le texte ! Apparemment, je ne suis pas le seul : la population des obsédés textuels ne cesse de grandir, de Roland Bacri à Frédéric Dard, en passant par des poètes, des twittos, des radios, des chanteurs, Serge Gainsbourg ou Vincent Roca :


Lauréat du grand prix Raymond Devos en mars 2011, Vincent Roca, jongleur de mots, contorsionniste du langage et des symboles, tantôt informatif ou ironique, tantôt didactique ou parodique, sur le ton de la moquerie ou de la confidence, comme dans cet imaginaire prière d'insérer (que l'on peut retrouver un peu partout sur Internet comme prière des seniors, des retraités, des plus de 60 ans, etc.) :


Cité par Jean-Loup Chiflet dans son Dictionnaire amoureux de l’humour (Plon, 2012), selon qui, lors de son spectacle « Vite, rien ne presse ! », Vincent Roca a présenté cette émouvante prière des malades, à lire entre un « apéritif-cancer » et une « miction-impossible »

Parcours exemplaire en Absurdie, en compagnie d'autres joueurs d'humour comme, entre autres, Pierre Dac et Francis Blanche, Michel Audiard, Jacques PrévertRaymond Devos lui-même, Jean Yanne, Jacques Martin, Daniel PrévostOlivier de KersausonPierre Desproges ou Stéphane De Groodt, maîtres ès parolie...

En parlant de maîtres, cela me rappelle le commentaire suivant à mon premier billet :
Cher Maître,
Vous qui êtes un expert en la matière, je vous prie de dissiper le doute qui me hante depuis mon enfance : est-il vrai que le doigtage textuel rend sourd ? D’aucuns prétendent que c’est un mensonge répandu par une societé textuophobe. Or n'ayant pas particulièrement l’ouïe fine, je crains que mes débordements textuels y soient pour quelque chose. Qu’en pensez-vous ?
Ce fameux doigtage textuel, devenu "digitalisation" à l'ère du Web (la langue n’étant pas seule impliquée, il faut également du doigté pour bien agencer les membres d’un raisonnement), c'est un peu comme passer de « La masturbation rend sourd », à « Quoi ? Distribution de topinambours » (souvenir de lectures de BD dans ma jeunesse), le calembour n'est jamais loin.

Ainsi, véritable texicomane, il m'est impossible de résister au texte-appeal d'une bombe textuelle (text bomb, text bomb, chantait Tom)... Toujours en proie à un désir ardent, doublé d’une passion dévorante, j'ignore ce qu'est l'inappétence textuelle. Pour autant, je ne me reconnais aucune passion coupable ou pulsion inavouable, tout au plus un léger fétichisme, juste un collectionneur de palimptextes et d'objets textuels ayant une attirance immodérée pour les vieux livres, dont l'odeur, la vue et le toucher provoquent chez moi, dans une débauche de sens, une forte excitation poïétique ! 

À l'opposé, pourfendeur des mauvais traitements de texte et de tous les libidineux textuels, guerroyeur contre les abus/excès textuels, va-t-en-campagne pour combattre les salaces de la parole et les lubriques du vocabulaire, pour extirper les mauvaises herbes de l'orthographe dégénérée, des mots évidés de leur substance, des faux discours des vrais bonimenteurs, des carabistouilles des politiciens et communicants véreux, le combat est sans fin, à la manière de George Orwell !

*

Toutefois il faut bien conclure. Aussi, avec votre accord, naturellement, reprendrai-je cet ancien sondage pour mieux mesurer l’appétit et le potentiel textuels de mes lecteurs et lectrices, en espérant de nombreuses réponses :
  1. À quel âge avez-vous eu vos premières relations textuelles ?
  2. Quel est votre sentiment face à une page vierge ?
  3. Selon vous, quelles sont les principales idées reçues sur la textualité ?
  4. Comment réagissez-vous en cas d’agression textuelle, écrite ou verbale ?
  5. Que faites-vous en cas d’abstinence textuelle prolongée ?
  6. Quelle est votre recette du bonheur textuel ?
  7. Mantra ou tantra, quel sera votre mot de la fin ?